1934

En juin, je reçus l’ordre de me rendre à S. avec mon escadron pour participer à une revue de cavaliers SS. Le défilé, dans les rues décorées de drapeaux et de croix gammées, se déroula, conformément au plan, dans un ordre magnifique, et au milieu de l’enthousiasme exemplaire de la population. Himmler, après nous avoir minutieusement inspectés, fit un discours qui produisit sur moi une impression profonde. À vrai dire, les idées qu’il exposa m’étaient, comme à tout SS, depuis longtemps familières. Mais les entendre, en cette fête solennelle, de la bouche même du Reichsführer, m’apparut comme une confirmation éclatante de leur vérité.

Le Reichsführer rappela d’abord les mois difficiles qui avaient précédé, pour les SS et le Parti, la prise de pouvoir, alors que « les gens nous tournaient le dos et que beaucoup des nôtres connaissaient la prison ». Mais grâce à Dieu, le Mouvement et les SS avaient dominé l’épreuve. Et maintenant, la volonté de l’Allemagne nous avait donné la victoire.

Cette victoire, affirma solennellement le Reichsführer, ne changerait rien, et ne devait rien changer, à l’état d’esprit du Corps noir. Les SS resteraient dans les jours ensoleillés ce qu’ils avaient été pendant l’orage : Des soldats que l’honneur seul inspirait. De tout temps, ajouta-t-il, et depuis l’époque reculée des Chevaliers teutoniques, l’honneur avait été considéré comme l’idéal suprême du soldat. Mais on savait mal alors ce qu’était l’honneur. Et dans la pratique, les soldats éprouvaient souvent des difficultés à choisir, entre plusieurs voies, celle qui leur paraissait la plus honorable. Ces difficultés, le Reichsführer était heureux de le dire, n’existaient plus pour les SS. Notre Führer Adolf Hitler avait défini une fois pour toutes l’honneur SS. Il avait fait de cette définition la devise de sa troupe d’élite : « Ton honneur », avait-il dit, « c’est ta fidélité ». Désormais, par conséquent, tout était parfaitement simple et clair. On n’avait plus de cas de conscience à se poser. Il suffisait seulement d’être fidèle, c’est-à-dire d’obéir. Notre devoir, notre unique devoir était d’obéir. Et grâce à cette obéissance absolue, consentie dans le véritable esprit du Corps noir, nous étions sûrs de ne plus jamais nous tromper, d’être toujours dans le droit chemin, de servir inébranlablement, dans les bons et les mauvais jours, le principe éternel : L’Allemagne, l’Allemagne au-dessus de tout.

Après son discours, Himmler reçut les chefs du Parti et de la SS. Étant donné la modestie de mon grade, je fus surpris qu’il voulût bien me faire appeler.

Il se tenait dans un salon de l’hôtel de ville, debout derrière une grande table vide.

— Oberscharführer Lang, vous avez participé à l’exécution de Kadow, n’est-ce pas ?

— Jawohl, Herr Reichsführer.

— Vous avez servi cinq ans à la prison de Dachau ?

— Jawohl, Herr Reichsführer.

— Et avant cela, en Turquie ?

— Jawohl, Herr Reichsführer.

— En qualité de sous-officier ?

— Jawohl, Herr Reichsführer.

— Vous êtes orphelin ?

— Jawohl, Herr Reichsführer.

Je me sentis déçu, stupéfait. Himmler se souvenait parfaitement de ma fiche, mais il ne se souvenait plus s’en être déjà servi.

Il y eut un silence, il me regarda attentivement, et reprit :

— Je vous ai rencontré il y a deux ans chez le Colonel Baron von Jeseritz ?

— Jawohl, Herr Reichsführer.

— Le Colonel Baron von Jeseritz vous emploie comme fermier ?

— Jawohl, Herr Reichsführer.

Son binocle, brusquement, jeta un éclair, et il dit d’une voix dure :

— Et je vous ai déjà posé toutes ces questions ?

Je balbutiai :

— Jawohl, Herr Reichsführer.

Son regard, derrière son binocle, me transperça.

— Et vous pensiez que je ne m’en souvenais plus ?

Je dis avec effort :

— Jawohl, Herr Reichsführer.

— Vous aviez tort.

Mon cœur battit, je raidis mon garde à vous jusqu’à ce que tous les muscles me fissent mal, et j’articulai nettement et avec force :

— J’avais tort, Herr Reichsführer.

Il dit doucement :

— Un soldat ne doit pas douter de son chef.

Après cela, il y eut un long silence. Je me sentais pétrifié de honte. Il importait peu que l’objet de mon doute fût insignifiant. J’avais douté. L’esprit juif de critique et de dénigrement s’était insinué dans mes veines : J’avais osé juger mon chef.

Le Reichsführer me regarda attentivement et reprit :

— Cela n’arrivera plus.

— Nein, Herr Reichsführer.

Il y eut encore un silence, et il dit doucement et simplement :

— Par conséquent, nous n’en parlerons plus.

Et je compris avec un frémissement qu’il me redonnait sa confiance. Je regardais le Reichsführer. Je regardais ses traits sévères, inflexibles, et un sentiment de sécurité m’envahit.

Le Reichsführer fixa ses yeux impassibles sur un point de l’espace un peu au-dessus de ma tête, et il reprit comme s’il lisait :

— Oberscharführer, j’ai eu l’occasion de me former une opinion sur vous en relation avec votre activité SS. Je suis heureux de vous dire que cette opinion est favorable. Vous êtes calme, modeste, positif. Vous ne vous mettez pas en avant, mais vous laissez les résultats parler pour vous. Vous obéissez ponctuellement, et dans la marge qui vous est laissée, vous êtes capable d’initiative et d’organisation. J’ai particulièrement apprécié, à cet égard, les dossiers que vous m’avez envoyés sur vos hommes. Ils témoignent d’une véritable minutie allemande.

Il articula avec force :

— Ihre besondere Stärke ist die Praxis[79].

Il abaissa son regard sur moi et ajouta :

— Je suis heureux de vous dire que votre expérience de la vie de prison peut être utile à la SS.

Ses yeux se fixèrent de nouveau au-dessus de ma tête, et sans hésitation, sans arrêt, sans jamais chercher un seul mot, il reprit :

— Le Parti est en train de mettre au point, dans différentes parties de l’Allemagne, des camps de concentration qui ont pour but de régénérer les criminels par le travail. Dans ces camps, nous serons également contraints d’enfermer les ennemis de l’État national-socialiste, afin de les protéger contre l’indignation de leurs concitoyens. Là aussi, le but sera, avant tout, éducatif. Il s’agit, par la vertu d’une vie simple, active, disciplinée, d’éduquer et de redresser des esprits.

— Je me propose, reprit-il, de vous confier un poste de début dans l’administration du Konzentrationslager[80] de Dachau. Vous recevrez le traitement correspondant à votre grade, ainsi que diverses indemnités. Vous serez en outre, logé, chauffé et nourri. Votre famille vous accompagnera.

Il fit une pause.

— Une vie de famille vraiment allemande me paraît être un élément précieux de stabilité morale pour tout SS occupant dans un KL un poste administratif.

Il me regarda :

— Cependant, vous ne devez pas considérer ceci comme un ordre, mais seulement comme une proposition. Il vous appartient de l’accepter ou de la refuser. Je pense personnellement que c’est dans un poste de ce genre que votre expérience de prisonnier, et les qualités qui vous sont propres, seront le plus utiles au Parti. Toutefois, en raison des services rendus, je vous laisse le choix de présenter d’autres vœux.

J’hésitai un peu et je dis :

— Herr Reichsführer, je désire vous signaler que je suis engagé par lettre, pour une période de dix ans, avec le Colonel Baron von Jeseritz.

— L’engagement est-il réciproque ?

— Nein, Herr Reichsführer.

— Vous n’avez donc, de votre côté, aucune garantie de conserver votre emploi ?

— Nein, Herr Reichsführer.

— Dans ce cas, il me semble que vous ne perdrez rien en le quittant ?

— Nein, Herr Reichsführer. Si du moins Herr von Jeseritz le permet.

Il eut un demi-sourire :

— Il vous le permettra, soyez-en sûr.

Il reprit :

— Réfléchissez et écrivez-moi votre réponse sous huit jours.

Il tapa légèrement sur la table du bout des doigts :

— C’est tout.

Je le saluai, il me rendit mon salut et je sortis.

Je ne retournai au Marais que le lendemain soir. Les enfants étaient couchés. Je dînai avec Elsie, puis je bourrai ma pipe, l’allumai, et allai m’asseoir sur le banc de la cour. Il faisait doux, et la nuit était extrêmement claire.

Au bout d’un moment, Elsie me rejoignit et je la mis au courant de la proposition de Himmler. Quand j’eus fini, je la regardai. Elle avait les deux mains à plat sur ses genoux et sa tête était immobile. Je repris au bout d’un moment :

— Au début, les conditions matérielles ne seront pas tellement meilleures qu’ici – sauf que tu auras moins de travail.

Elle dit sans bouger la tête :

— Il n’est pas question de moi.

Je repris :

— La situation s’améliorera quand je serai officier.

— Est-ce que tu peux être nommé officier ?

— Oui. Je suis un vieux du Parti maintenant, et mes services de guerre comptent aussi.

Elsie tourna la tête vers moi et je vis qu’elle avait l’air étonné.

— Officier, c’est ce que tu as toujours voulu être, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Pourquoi hésites-tu, alors ?

Je rallumai ma pipe et je dis :

— Ça ne me plaît pas.

— Qu’est-ce qui ne te plaît pas ?

— Une prison, c’est toujours une prison. Même pour le gardien.

Elle posa ses mains l’une sur l’autre.

— Eh bien, dans ce cas, c’est clair : Il faut refuser.

Je ne répondis pas, et au bout d’un moment, Elsîe reprit :

— Est-ce que le Reichsführer t’en voudra, si tu dis non ?

— Certainement pas. Quand un chef laisse le choix à un soldat, il ne peut pas lui en vouloir de sa décision.

Je sentis qu’Elsie me regardait, et je demandai :

— Et toi, est-ce que ça te plaît ?

Elle répondit sans hésiter :

— Non. Ça ne me plaît pas. Ça ne me plaît pas du tout.

Elle ajouta aussitôt :

— Mais tu n’as pas à tenir compte de ce que je pense.

Je tirai plusieurs bouffées de ma pipe, puis je me penchai, je ramassai une poignée de cailloux et je les fis sauter dans la paume de la main.

— Le Reichsführer pense que c’est dans un KL que je serai le plus utile au Parti.

— Un KL ?

— Konzentrationslager.

— Pourquoi pense-t-il cela ?

— Parce que j’ai été cinq ans prisonnier.

Elsie s’accota contre le dossier du banc et regarda devant elle :

— Ici aussi, tu es utile.

Je dis lentement :

— Certainement. Ici aussi, je suis utile.

— Et c’est un travail que tu aimes.

Je réfléchis un instant là-dessus et je dis :

— Cela n’entre pas en ligne de compte. Si je suis plus utile au Parti dans un KL, c’est dans un KL que je dois aller.

— Mais peut-être es-tu plus utile ici ?

Je me levai.

— Le Reichsführer ne le pense pas.

Je jetai mes petits cailloux un à un contre la margelle du puits, je tapai ma pipe contre ma botte pour la vider de sa cendre, et je rentrai dans la maison. Je commençai à me déshabiller, et au bout d’un moment, Elsie me rejoignit. Il était tard, j’étais très fatigué, mais je n’arrivais pas à dormir.

Le lendemain, après le repas de midi, Elsie coucha les enfants avant de laver la vaisselle. Je m’installai sur ma chaise en face de la fenêtre à demi ouverte et j’allumai ma pipe. Elsie me tournait le dos et j’entendais les assiettes tinter doucement l’une contre l’autre dans la cuvette. En face de moi, les deux peupliers de chaque côté de la barrière brillaient sous le soleil.

J’entendis la voix d’Elsie :

— Qu’est-ce que tu décides ?

Je tournai la tête de son côté. Je ne vis que son dos. Elle était penchée sur l’évier.

— Je ne sais pas.

Je remarquai que son dos avait tendance à se voûter. Les assiettes tintèrent doucement, et je pensai : « Elle en fait trop. Elle se fatigue. » Je tournai la tête et je regardai de nouveau les peupliers.

Elsie reprit :

— Pourquoi ne t’engages-tu pas dans l’Armée ?

— Un SS ne s’engage pas dans l’Armée.

— Est-ce que tu peux avoir un autre poste dans la SS ?

— Je ne sais pas. Le Reichsführer n’en a pas parlé.

Après cela, il y eut un silence, et je dis :

— Dans l’Armée, on tient beaucoup compte de l’instruction pour l’avancement.

— Et dans la SS ?

— C’est surtout l’esprit de corps qui compte. Et la pratique.

Je me tournai à moitié vers elle et j’ajoutai :

— Meine besondere Stärke ist die Praxis[81].

Elsie décrocha un torchon, et se mit à essuyer la vaisselle. Elle commençait toujours par les assiettes et les rangeait, au fur et à mesure, dans le buffet.

— Pourquoi ça ne te plaît pas d’aller dans un KL ?

Je l’entendais aller et venir derrière moi. Elle avait enlevé ses sabots et glissait doucement sur le plancher. Je dis sans me retourner :

— C’est un métier de garde-chiourme.

J’ajoutai au bout d’un moment :

— Et puis, il n’y aura pas de chevaux là-bas.

— Ach ! dit Elsie, tes chevaux !

Une assiette tinta en venant prendre sa place sur la pile, les chaussons d’Elsie glissèrent sur le plancher. Elle s’arrêta.

— On est logé ?

— Oui, et chauffé. Et nourri. Moi, du moins. En plus, il y a les primes. Et tu pourras rester à la maison.

— Oh ça ! dit Elsie.

Je me retournai. Elle était devant le buffet. Elle me tournait le dos.

— Je te trouve l’air fatigué, Elsie.

Elle me fit face et redressa le buste :

— Je me sens très bien.

Je repris ma position. Le montant de la fenêtre me cachait à demi le peuplier de droite, et je remarquai que la barrière avait besoin d’être repeinte.

Elsie reprit :

— Est-ce qu’on maltraite les détenus dans les KL ?

Je dis sèchement :

— Certainement pas. Dans l’État national-socialiste, ce genre de choses n’est plus possible.

J’ajoutai :

— Les KL ont un but éducatif.

Une pie s’abattit lourdement sur le faîte du peuplier de droite. Je poussai la fenêtre pour mieux la voir. Ma main laissa une trace sur la vitre et je me sentis contrarié. Je dis tout haut :

— Père aussi voulait être officier. Mais on n’a pas voulu de lui. Il avait quelque chose aux bronches.

Et tout d’un coup, ce fut comme si j’avais douze ans de nouveau : Je lavais les grandes fenêtres du salon, et de temps en temps, je glissais un coup d’œil aux portraits des officiers. Ils étaient là, rangés par ordre hiérarchique croissant, de gauche à droite. L’oncle Franz ne figurait pas parmi eux. L’oncle Franz, lui aussi, aurait voulu être officier, mais il n’était pas assez instruit.

— Rudolf, dit la voix d’Elsie.

Et j’entendis les deux portes du placard claquer l’une après l’autre.

— Officier, c’est ton rêve, nicht wahr ?

Je dis avec impatience :

— Mais pas comme ça. Pas dans un camp.

— Eh bien, refuse alors !

Elsie posa son torchon sur le dossier de ma chaise. Je me retournai à moitié. Elle me regardait, et comme je ne disais rien, elle répéta :

— Refuse, alors.

Je me levai.

— Le Reichsführer pense que c’est dans un KL que je serai le plus utile.

Elsie ouvrit le tiroir de la table, et se mit à ranger les fourchettes. Elle les posait de champ afin de les emboîter l’une dans l’autre. Je la regardais faire un moment en silence, puis je pris le torchon sur le dossier de ma chaise, et j’essuyai la trace que ma main avait laissée sur la vitre de la fenêtre.

Trois jours se passèrent encore, et un matin, après le repas de midi, j’écrivis au Reichsführer que j’acceptais sa proposition. Je fis lire ma lettre à Elsie avant de la cacheter. Elle la lut lentement, puis la remit dans l’enveloppe, et posa l’enveloppe sur la table.

Un peu plus tard, elle me rappela que je devais aller à Marienthal pour faire ferrer la jument.

Le temps passa vite, et paisiblement, à Dachau. Le camp était organisé d’une façon exemplaire, les détenus, soumis à une discipline rigoureuse, et je retrouvais, avec un profond sentiment de contentement et de paix, la routine inflexible de la vie de caserne. Le 13 septembre 1936, deux ans à peine après mon arrivée au KL, j’eus la joie d’être nommé Untersturmführer[82]. À partir de cette date, mes promotions se succédèrent rapidement. En octobre 1938, je fus promus Obersturmführer, et en janvier 1939, Hauptsturmführer.

Pour moi-même et pour les miens, je pouvais désormais envisager l’avenir avec confiance. En 1937, Elsie m’avait donné un fils que j’appelai Franz en souvenir de mon oncle. Cela portait à quatre le nombre de mes enfants : Karl, l’aîné, avait sept ans, Katherina, cinq ans, et Hertha, quatre. Quand je fus nommé officier, au lieu d’une moitié de villa où nous vivions très à l’étroit, nous eûmes une villa entière, beaucoup plus confortable et bien mieux située. La solde d’officier me permit aussi une vie plus large, et après toutes ces longues années de privation, ce fut un grand soulagement que de ne plus avoir à regarder à un Pfennig près.

Quelques mois après ma promotion au grade de Hauptsturmführer, nos troupes pénétrèrent en Pologne. Le jour même, je demandai à partir pour le front.

La réponse vint, huit jours après, sous la forme d’une circulaire du Reichsführer. Il remerciait les nombreux officiers SS des KL qui, dans le véritable esprit du Corps noir, s’étaient portés volontaires pour la campagne de Pologne. Cependant, ils devaient comprendre que le Reichsführer ne pouvait, sans désorganiser les camps, faire droit à tous ces vœux. Il leur demandait donc de s’abstenir à l’avenir de les renouveler, et de lui laisser le soin de désigner lui-même pour la Waffen-SS ceux dont l’administration des camps pourrait à la rigueur se passer.

En ce qui me concernait, c’était me laisser bien peu d’espoir pour l’avenir. Car j’étais dans l’administration des camps depuis cinq ans déjà, j’en avais gravi tous les échelons, j’en connaissais tous les rouages, et il y avait peu de chances, par conséquent, pour que le choix du Reichsführer tombât sur moi. Je me résignais mal, cependant, à cette vie de fonctionnaire qui était maintenant la mienne, quand je pensais à ceux de mes camarades qui se battaient sur le Front.

La Pologne, comme on s’y attendait, fut rapidement liquidée, puis la guerre s’endormit, le printemps 1940 arriva, on parlait de plus en plus d’offensive foudroyante, et le Führer prononça, au début mai, au Reichstag, un important discours. Il déclara que maintenant que la Pologne avait cessé d’exister, et que Dantzig avait fait retour à la Mère-Patrie, les Démocraties n’avaient plus aucune raison de ne pas chercher avec le Reich un règlement pacifique des problèmes de l’Europe. Si elles ne le faisaient pas, c’est que leurs maîtres juifs s’y opposaient. La conclusion était claire : la juiverie mondiale avait cru le moment favorable pour dresser contre le Reich une coalition, et entreprendre un règlement de comptes définitif avec le National-Socialisme. Dans ce combat, l’Allemagne était contrainte, une fois de plus, de jouer son destin. Mais les Démocraties et la Juiverie mondiale se trompaient lourdement, si elles pensaient que la honte de 1918 se répéterait jamais. Le IIIe Reich entreprenait la lutte avec une volonté inflexible, et le Führer déclarait solennellement que les ennemis de l’État national-socialiste seraient vite et durement châtiés. Quant aux juifs, partout où ce serait possible, et partout où nous les rencontrerions sur notre route, ils seraient exterminés.

Trois jours après ce discours, je reçus du Reichsführer SS l’ordre de me rendre en Pologne, et de transformer un ancien casernement d’artilleurs polonais en camp de concentration. Ce nouveau KL devait s’appeler Auschwitz du nom du bourg le plus proche.

Je décidai qu’Elsie et les enfants resteraient pour le moment à Dachau, et je partis avec l’Obersturmführer Setzler, l’Hauptscharführer[83] Benz et un chauffeur. J’arrivai à Auschwitz au milieu de la nuit, je couchai dans une maison réquisitionnée, et le lendemain, je visitai l’ancien camp. Il était situé environ à trois kilomètres du bourg. Mais le KL devait s’étendre beaucoup plus loin que les casernes des artilleurs polonais, et devait comprendre également un autre Lager[84], enfermé dans une enceinte distincte, près de la localité de Birkenau. Autour des deux camps, une vaste zone, d’une superficie de huit mille hectares, avait été expropriée, pour être soumise à une culture intensive ou recevoir des installations industrielles.

Je la parcourus d’un bout à l’autre. Le pays était parfaitement plat, coupé de marécages et de bois. Les chemins étaient en mauvais état, à peine tracés, et se perdaient dans les friches. Les maisons étaient rares, et dans cette plaine sans bornes, paraissaient petites et perdues. Tout le temps que dura ma tournée, je ne rencontrai pas âme qui vive. Je fis arrêter la voiture, et je fis seul, à pied, quelques centaines de mètres pour me dégourdir les jambes. L’air était fade, imprégné d’une odeur pourrie de marécage. Un silence total régnait. L’horizon s’étendait, pour ainsi dire, au ras du sol. Il formait une ligne noire, à peine coupée, çà et là, par quelques bouquets d’arbres. Malgré la saison, le ciel était bas et pluvieux, et au-dessus de l’horizon, s’étirait une ligne grise de nuages. Si loin que la vue portait, il n’y avait pas une seule ondulation de terrain. Tout était plat, désert, immense. Je revins sur mes pas, et je me sentis heureux de remonter en auto.

Les casernes polonaises étaient infestées de vermine, et mon premier soin fut de les faire nettoyer. La fabrique d’insecticide Weerle et Friscbler de Hambourg m’expédia, sous forme de cristaux, une quantité assez considérable de Giftgas[85]. Comme ces cristaux étaient d’un maniement très dangereux, elle m’envoya aussi deux aides techniques qui procédèrent eux-mêmes à la désinfection, en s’entourant de toutes les précautions voulues. Un Kommando de prisonniers de guerre polonais fut mis à ma disposition pour dresser les barbelés et les miradors des deux camps qui, comme je l’ai dit, devaient rester distincts, Auschwitz recevant des détenus juifs, et Birkenau des prisonniers de guerre. Peu après, les troupes SS arrivaient et prenaient possession des casernes, les premières villas d’officiers commençaient à s’élever, et le jour même où la glorieuse campagne de France prenait fin, le premier transport de détenus juifs arriva. Ils reçurent aussitôt la tâche de construire leur propre camp.

En août, je pus faire venir Elsie et les enfants. Les villas d’officiers tournaient le dos au camp, et donnaient sur le bourg d’Auschwitz, dont l’église, avec ses deux clochers élégants, se détachait. Dans ce pays si plat, ces deux clochers soulageaient l’œil, et c’est pourquoi j’avais orienté les maisons de leur côté. Celles-ci étaient de vastes et confortables chalets de bois, élevés sur des soubassements de pierre de taille, et agrémentées de terrasses orientées au midi, et de jardins. Elsie fut très heureuse de sa nouvelle demeure, et elle apprécia particulièrement les installations très modernes de chauffage central et d’eau chaude dont je l’avais fait doter. Elle trouva sans peine une bonne à Auschwitz, et je mis à sa disposition deux détenus pour les plus gros travaux.

Selon les ordres du Reichsführer, je devais assurer, outre la construction du camp, l’assèchement des marécages et des espaces inondés qui s’étendaient de chaque côté de la Weichsel, afin de les livrer à l’agriculture. Je reconnus vite qu’il fallait faire en plus grand ce que j’avais fait déjà pour les terres de von Jeseritz, et qu’aucun drainage ne serait efficace, si les eaux de la Weichsel n’étaient pas contenues par un barrage. Je fis dresser des plans, et calculant au plus juste avec la main-d’œuvre dont je disposais, j’annonçai au Reichsführer qu’il me faudrait trois ans pour achever l’ouvrage. Quatre jours après, la réponse du Reichsführer arriva : il me donnait un an.

Le Reichsführer punissait, ou même exécutait, des SS pour de si petites fautes que je n’avais guère d’illusions sur le sort qui m’attendrait, si le barrage n’était pas terminé au jour dit. Cette pensée me donna des forces surhumaines. Je m’installai à demeure sur le chantier, je ne laissai pas une minute de répit à mon état-major, je fis travailler les détenus jour et nuit. La mortalité, parmi ceux-ci, s’éleva à un taux effrayant, mais cela, fort heureusement, n’entraîna aucun inconvénient pour nous, parce que de nouveaux transports comblaient automatiquement les vides. Mes SS, eux aussi, payèrent leur tribu à l’œuvre entreprise : Plusieurs d’entre eux furent cassés de leurs grades pour des fautes qu’en d’autres circonstances j’eusse jugées vénielles, et deux Scharführer, à la suite d’une négligence plus grave, furent passés par les armes.

Finalement, l’ouvrage d’art fut terminé vingt-quatre heures avant la date limite, le Reichsführer en personne vint l’inaugurer, et en présence des cadres de maîtrise et des officiers du KL, prononça un discours. Il dit que nous devions nous considérer comme les « pionniers de l’Ostraum[86] », nous félicita de la rapidité exemplaire de cette « magnifique réalisation », et déclara que l’État national-socialiste gagnerait la guerre, parce qu’il avait su, dans la conduite des opérations, comme dans l’effort économique, reconnaître clairement l’importance primordiale du « facteur temps ». Dix jours après la visite du Reichsführer, je reçus avis de ma nomination au grade de Sturmbanführer[87].

Le barrage, malheureusement, se ressentit quelque peu, par la suite, de la hâte qu’on avait mise à le construire. Deux semaines après la visite inaugurale de Himmler, des pluies abondantes tombèrent sur toute la région, la Weichsel eut une crue subite, et une section du splendide ouvrage d’art fut littéralement balayée. Il fallut demander de nouveaux crédits, et entreprendre de nouveaux travaux, en principe pour le « consolider », en fait pour le refaire en partie. Et encore le résultat ne fut-il que des plus médiocres, car pour être vraiment solide, tout le travail eût dû être repris à la base.

Sous mon impulsion, le KL de Birkenau-Auschwitz était devenu une gigantesque ville. Mais si vite que le camp s’accrût, il était encore trop petit pour recevoir l’afflux de plus en plus massif des détenus. J’envoyai à la direction SS lettre sur lettre pour qu’on modérât le rythme des envois. Je représentais que je n’avais pas assez de baraques, ni de nourriture, pour loger et nourrir tant de monde. Toutes ces lettres restaient sans réponse, et les transports affluaient toujours. En conséquence, la situation du Lager devint effroyable, les épidémies faisaient rage, il n’y avait pas de moyens pour les combattre, et le taux de la mortalité montait en flèche. Je me sentais de plus en plus impuissant à faire face à l’incroyable situation créée par l’arrivée quasi quotidienne des transports. Tout ce que je pouvais faire, c’était de maintenir l’ordre dans la masse des détenus de toute origine qui encombraient le camp. Mais cela aussi était difficile, car, à mesure que la guerre se prolongeait, les jeunes et splendides volontaires des Unités « Têtes de mort » avaient été appelés au front, et j’avais reçu, en remplacement, des gens plus âgés de l’Allgemeine SS[88]. Parmi ceux-ci, on comptait malheureusement des éléments assez douteux, et les abus et la corruption où ils se laissèrent vite entraîner, compliquèrent singulièrement ma tâche.

Quelques mois passèrent ainsi, puis le 22 juin, le Führer lança la Wehrmacht contre la Russie ; le 24, je reçus une circulaire du Reichsführer m’informant qu’il permettait dorénavant aux officiers des KL de demander leur départ pour le front, le soir même je me portai volontaire, et six jours après, j’étais mandé à Berlin par Himmler.

Je m’y rendis par le train, conformément aux instructions récentes qui commandaient d’économiser sévèrement l’essence. La capitale était fiévreuse, les rues, pleines d’uniformes, les trains, bondés de troupes. On annonçait les premières victoires allemandes contre les Bolcheviks.

Le Reichsführer me reçut dans la soirée. Son officier d’ordonnance me fit entrer dans son bureau, et sortit en refermant soigneusement derrière lui la double porte. Je saluai, et quand le Reichsführer m’eut rendu mon salut, je m’avançai vers lui.

La pièce n’était éclairée que par une lampe à pied de bronze qui se dressait sur son bureau. Le Reichsführer se tenait debout, immobile, et son visage était dans l’ombre.

Il fit un petit geste de la main droite et dit avec courtoisie :

— Prenez place, je vous prie.

Je m’assis, le cercle de la lampe m’illumina, et j’eus le sentiment que mon visage était nu.

Au même instant, le téléphone sonna, Himmler décrocha l’écouteur, et me fit signe de l’autre main de rester où j’étais. J’entendis le Reichsführer parler d’un nommé Wulfslang et du KL Auschwitz, je me sentis confus d’avoir surpris cela, et je cessai d’un seul coup d’écouter. Je baissai les yeux, et je m’attachai à détailler la célèbre garniture de bureau en marbre vert sculpté qui ornait sa table. C’était un cadeau du KL Buchenwald pour la Julfest. Ils avaient des artistes vraiment étonnants à Buchenwald. Je pris note de rechercher s’il n’y avait pas aussi des artistes parmi mes juifs.

L’écouteur claqua sur son socle et je levai les yeux :

— Sturmbannführer, dit Himmler aussitôt, je suis heureux de vous dire que l’Inspecteur des Camps Gruppenführer[89] Gœrtz m’a adressé un excellent rapport sur votre activité de Lagerkommandant[90] au KL Auschwitz.

— D’autre part, reprit-il, j’apprends que vous m’avez adressé une demande pour partir sur le front.

— C’est exact, Herr Reichsführer.

— Dois-je comprendre que vous obéissez à un sentiment patriotique, ou que vos fonctions au KL Auschwitz vous déplaisent ?

— J’obéis à un sentiment patriotique, Herr Reichsführer.

— J’en suis heureux. Il n’est pas question de changer votre affectation. Eu égard à certains projets, je considère votre présence à Auschwitz comme indispensable.

Il y eut un silence et il dit :

— Ce que je vais vous dire maintenant est secret. Je vous demande de jurer sur votre honneur que vous garderez là-dessus le silence le plus absolu.

Je le regardai. Tant de choses, dans la SS, étaient confidentielles, le secret faisait tellement partie de notre routine qu’il ne paraissait pas exiger, à chaque fois, un serment.

— Vous devez comprendre, reprit Himmler, qu’il ne s’agit pas d’un simple secret de service, mais (il détacha les mots) d’un véritable secret d’État.

Il recula légèrement dans l’ombre et dit d’une voix sévère :

— Sturmbannführer, voulez-vous me jurer sur votre honneur d’officier SS que vous ne révélerez ce secret à personne ?

Je dis sans hésiter :

— Je le jure sur mon honneur d’officier SS.

— Je vous signale, reprit-il au bout d’un moment, que vous êtes tenu de ne le révéler à personne, pas même à votre supérieur hiérarchique Gruppenfiïhrer Gœrtz.

Je me sentis mal à l’aise. Les camps dépendant directement du Reichsführer, il n’était pas anormal qu’il me donnât des instructions, sans passer par Gœrtz. Mais il était, par contre, tout à fait étonnant qu’il le fit à son insu.

— Vous ne devez pas vous étonner de ces dispositions, reprit Himmler comme s’il lisait dans ma pensée. Elles ne témoignent d’aucune méfiance à l’égard de l’Inspecteur des Camps Gruppenführer Gœrtz. Celui-ci sera mis ultérieurement au courant, au moment que j’aurai choisi.

Le Reichsführer bougea la tête, et le bas de son visage s’éclaira. Ses lèvres minces, rasées de près, étaient serrées l’une contre l’autre.

— Le Führer, dit-il d’une voix nette, a ordonné la solution définitive du problème juif en Europe.

Il fit une pause et ajouta :

— Vous avez été choisi pour exécuter cette tâche.

Je le regardai. Il dit sèchement :

— Vous avez l’air effaré. Pourtant, l’idée d’en finir avec les juifs n’est pas neuve.

— Nein, Herr Reichsführer. Je suis seulement étonné que ce soit moi qu’on ait choisi…

Il me coupa :

— Vous saurez les raisons de ce choix. Elles vous honorent.

Il reprit :

— Le Führer pense que si nous n’exterminons pas les juifs maintenant, ceux-ci extermineront plus tard le peuple allemand. Voici donc comment le problème se pose : C’est eux ou nous.

Il articula avec force :

— Sturmbannführer, au moment où les jeunes hommes allemands se battent contre le Bolchevisme, avons-nous le droit de laisser le peuple allemand courir ce risque ?

Je répondis sans hésiter :

— Nein, Herr Reichsführer.

Il posa ses deux mains bien à plat sur son ceinturon, et dit avec un air de satisfaction profonde :

— Pas un Allemand ne pourrait répondre autrement.

Il y eut un silence, puis ses yeux impassibles se fixèrent sur un point au-dessus de ma tête, et il reprit comme s’il lisait :

— J’ai choisi le KL Auschwitz comme lieu d’exécution, et vous-même comme agent. J’ai choisi le KL Auschwitz, parce qu’étant situé à la jonction de quatre voies ferrées, il est d’un accès facile pour les transports. En outre, la région est isolée, peu peuplée, et offre, par conséquent, des circonstances favorables au déroulement d’une opération secrète.

Il abaissa sur moi son regard :

— Je vous ai choisi, vous, à cause de votre talent d’organisateur…

Il bougea légèrement dans l’ombre et articula avec netteté :

— … et de vos rares qualités de conscience.

— Vous devez savoir, enchaîna-t-il aussitôt, qu’il existe déjà en Pologne trois camps d’extermination : Belzek, Wolzek et Treblinka. Ces camps ne donnent pas satisfaction. Premier point : Ils sont petits et leur emplacement ne permet pas de les étendre. Deuxième point : Ils sont mal desservis. Troisième point : Les méthodes employées sont vraisemblablement défectueuses. D’après le rapport du Lagerkommandant de Treblinka, il n’a pu, en six mois, liquider plus de 80 000 unités.

Le Reichsführer fit une pause et dit d’un air sévère :

— Ce résultat est ridicule.

— Dans deux jours, reprit-il, l’Obersturmbannführer[91] Wulfslang viendra vous voir à Auschwitz, et vous indiquera le rythme et l’importance des transports pour les mois à venir. Après sa visite, vous vous rendrez au Lager de Treblinka, et eu égard aux résultats médiocres qu’on y obtient, vous vous livrerez à une critique constructrice des méthodes employées. Dans quatre semaines…

Il se reprit :

— … dans quatre semaines exactement, vous me ferez tenir un plan précis à l’échelle de la tâche historique qui vous incombe.

Il fit un petit signe de la main droite. Je me levai.

— Avez-vous des objections ?

— Nein, Herr Reichsführer.

— Avez-vous des remarques à présenter ?

— Nein, Herr Reichsführer.

— C’est bien.

Il articula avec netteté, mais sans élever la voix :

— Das ist ein Befehl des Führers[92] !

Il ajouta :

— Vous avez maintenant la dure mission d’exécuter cet ordre.

Je me mis au garde à vous et je dis :

— Jawohl, Herr Reichsführer !

Ma voix me parut faible et enrouée dans le silence de la pièce.

Je saluai, il me rendit mon salut, je fis demi-tour et je me dirigeai vers la porte. Dès que j’eus quitté le cercle de lumière de la lampe, l’ombre de la pièce se referma sur moi, et je ressentis une bizarre impression de froid.

Je repris le train dans la nuit. Il était bondé de troupes qu’on dirigeait vers le front russe. Je trouvai un compartiment de première, il était plein, mais un Obersturmführer me laissa aussitôt sa place. La lumière était en veilleuse en prévision d’attaques aériennes, et les stores, soigneusement tirés. Je m’assis, le train démarra brutalement et se mit à rouler avec une lenteur exaspérante. Je me sentais fatigué, mais je n’arrivais pas à dormir.

L’aube se leva enfin, et je m’assoupis un peu. Le voyage traînait, coupé d’arrêts nombreux. Parfois, le train s’immobilisait pendant deux ou trois heures, puis repartait très lentement, s’arrêtait, repartait encore. Vers midi, il y eut une distribution de vivres et de café chaud.

Je sortis dans le couloir fumer une cigarette. Je vis l’Obersturmführer qui m’avait cédé sa place. Il dormait, assis sur son sac. Je le réveillai et l’invitai à aller s’asseoir à son tour dans le compartiment. Il se leva, se présenta, et nous causâmes quelques minutes. Il était Lagerführer [93] au KL Buchenwald et on l’avait versé, sur sa demande, dans la Waffen-SS. Il allait rejoindre son régiment en Russie. Je lui demandai s’il était content. Il me dit : « Ja, Sehr[94] ! » en souriant. Il était grand, blond, bien découplé, avec une taille très mince. Il pouvait avoir vingt-deux ans. Il avait fait la campagne de Pologne, il avait été blessé, et à sa sortie d’hôpital, on l’avait transféré au KL Buchenwald, où il « s’était beaucoup ennuyé ». Mais maintenant, tout allait bien, il allait de nouveau « bouger et se battre ». Je lui offris une cigarette et j’insistai pour qu’il entrât se reposer un moment.

Le train prit de la vitesse et pénétra en Silésie. La vue de ce paysage si familier me serra le cœur. Je me rappelai les combats des Corps francs, avec Rossbach à notre tête, contre les Sokols polonais. Comme on s’était battu alors ! Et quelle splendide équipe on était ! Moi aussi, je ne demandais qu’à « bouger et me battre ». J’avais vingt ans aussi. C’était étrange de se dire qu’il y avait si longtemps déjà et que tout cela était fini.

À la gare d’Auschwitz, je téléphonai au camp pour qu’on m’envoyât une voiture. Il était neuf heures. Je n’avais pas mangé depuis midi et j’avais faim.

L’auto arriva cinq minutes plus tard et me conduisit chez moi. La veilleuse brûlait dans la chambre des garçons, je ne sonnai pas, j’ouvris la porte avec mon passe. Je posai ma casquette sur la console du vestibule et je me dirigeai vers la salle à manger. Je sonnai la bonne, elle apparut aussitôt et je lui dis de m’apporter ce qu’elle avait.

Je m’aperçus que j’avais conservé mes gants, je les retirai et je retournai les poser dans le vestibule. Comme j’arrivais devant la console, j’entendis un bruit de pas, je levai la tête, Elsie descendait l’escalier. Quand elle me vit, elle s’arrêta net, me regarda, pâlit, et s’appuya en chancelant contre le mur.

— Est-ce que tu pars ? dit-elle d’une voix éteinte.

Je la regardai, étonné.

— Est-ce que je pars ?

— Pour le Front ?

Je détournai les yeux.

— Non.

— C’est vrai ? C’est vrai ? dit-elle en balbutiant. Ainsi, tu ne pars pas ?

— Non.

La joie illumina son visage, elle descendit les marches quatre à quatre, et se jeta dans mes bras.

— Allons ! dis-je.

Elle m’embrassait le visage à petits coups. Elle souriait et des larmes brillaient dans ses yeux.

— Ainsi, tu ne pars pas ? dit-elle.

— Non.

Elle leva la tête et dit avec un accent de joie calme et protonde.

— Gott sei Dank[95] !

Une fureur sans nom me saisit, et je criai :

— Tais-toi !

Puis je pivotai brusquement sur mes talons, lui tournai le dos et pénétrai dans la salle à manger.

La bonne achevait de mettre le couvert et de disposer les plats. Je m’assis.

Au bout d’un moment, Elsie entra, prit place à côté de moi, et me regarda manger. Quand la bonne fut sortie, elle dit doucement :

— Naturellement, je comprends que pour un officier, c’est très dur de ne pas partir pour le Front.

Je la regardai.

— Ce n’est rien, Elsie. Je regrette pour tout à l’heure. Je suis seulement un peu fatigué.

Il y eut un silence, je mangeai sans relever la tête. Je vis Elsie tirer un pli de la nappe et le lisser ensuite du plat de la main.

Elle dit d’une voix hésitante :

— Ach ! Ces deux jours, Rudolf !…

Je ne répondis pas, et elle reprit :

— C’est pour te dire que tu ne partais pas que le Reichsführer t’a fait venir à Berlin ?

— Non.

— Qu’est-ce qu’il te voulait ?

— Questions de service.

— C’est important ?

— Assez.

Elsie tira de nouveau la nappe, et dit d’une voix assurée :

— Enfin, l’essentiel, c’est que tu restes.

Je ne répondis rien, et elle reprit au bout d’un moment :

— Mais toi, tu aurais préféré partir, nicht wahr ?

— Je croyais que c’était mon devoir. Mais le Reichsführer pense que je suis plus utile ici.

— Pourquoi pense-t-il cela ?

— Il dit que j’ai un talent d’organisateur et de rares qualités de conscience.

— Il a dit cela ? dit Elsie d’un air heureux. Il a dit « rares qualités de conscience » ?

Je fis « oui » de la tête.

Je me levai, je pliai soigneusement ma serviette et je l’enfermai dans son enveloppe.

Deux jours après comme le Reichsführer me l’avait annoncé, je reçus la visite de l’Obersturbannführer[96] Wulfslang. C’était un gros homme roux, rond et jovial, qui fit honneur au repas qu’Elsie lui servit.

Après le repas, je lui offris un cigare, je l’emmenai à la Kommandantur, et m’enfermai avec lui dans mon bureau. Il posa sa casquette sur ma table, s’assit, allongea ses jambes, et son visage rond et rieur se ferma.

— Sturmbannführer, dit-il d’un ton officiel, vous devez savoir que mon rôle est uniquement d’établir une liaison orale entre le Reichsführer et vous-même.

Il fit une pause.

— à ce stade, je n’ai que peu de choses à vous dire. Le Reichsführer a insisté particulièrement sur deux points. Premier point : Pour les six premiers mois, vous devez prendre vos dispositions pour un chiffre global d’arrivages se montant environ à 500 000 unités.

J’ouvris la bouche, il agita son cigare devant lui, et dit vivement :

— Einen Moment, bitte[97]. À chaque transport, vous pratiquerez une sélection parmi les arrivés, et vous mettrez les personnes aptes au travail à la disposition des industries et entreprises agricoles de Birkenau-Auschwitz.

Je fis signe que je voulais parler, mais il agita de nouveau impérieusement son cigare et reprit :

— Deuxième point : Vous me ferez parvenir, pour chaque transport, un état statistique des inaptes soumis par vous au traitement spécial. Cependant, vous ne devrez pas conserver un double de ces états. En d’autres termes, le chiffre global des gens traités par vous pendant toute la durée de votre commandement, doit vous rester inconnu.

Je dis :

— Je ne vois pas comment cela est possible. Vous avez vous-même parlé de 500 000 unités pour les premiers six mois.

Il agita son cigare avec impatience :

— Bitte ! bitte ! Le chiffre cité par moi de 500 000 unités comprend à la fois les aptes au travail et les inaptes. Vous aurez à les séparer à chaque convoi. Vous voyez donc que vous ne pouvez pas connaître d’avance le chiffre total des inaptes à traiter. Et ce sont ceux-là dont nous parlons.

Je réfléchis et je dis :

— Si je comprends bien, je dois vous faire connaître, pour chaque transport, le chiffre des inaptes soumis au traitement spécial, mais je ne dois pas garder trace de ce chiffre, et je dois ignorer, par conséquent, le chiffre global des inaptes traités par moi pour l’ensemble des transports ?

Il fit un signe d’approbation avec son cigare :

— Vous avez parfaitement compris. Selon l’ordre exprès du Reichsführer, ce chiffre global ne doit être connu que de moi. En d’autres termes, c’est à moi, et à moi seul, qu’il incombe d’additionner les chiffres partiels fournis par vous, et d’en dresser pour le Reichsführer une statistique complète.

Il reprit :

— C’est tout ce que j’ai à vous communiquer pour le moment.

Il y eut un silence et je dis :

— Puis-je présenter une remarque sur votre premier point ?

Il mit son cigare entre ses dents, et articula brièvement :

— Bitte[98].

— Si je me base sur le chiffre global de 500 000 unités pour les six premiers mois, j’aboutis à une moyenne de 84 000 unités environ par mois, soit environ 2 800 unités à soumettre par 24 heures au traitement spécial. C’est un chiffre énorme.

Il enleva son cigare de sa bouche et leva la main qui le tenait :

— Erreur. Vous oubliez que sur ces 500 000 unités, il y aura un nombre probablement assez élevé d’aptes au travail que vous n’aurez pas à traiter.

Je réfléchis là-dessus et je dis :

— à mon avis, cela ne fait que reculer le problème. D’après mon expérience de Lagerkommandant[99], la durée moyenne d’utilisation au travail d’un détenu est de trois mois. Après quoi, il devient inapte. À supposer, par conséquent, que sur un transport de 5 000 unités, 2 000 soient déclarées aptes au travail, il est évident que ces 2 000 me reviendront au bout de trois mois, et qu’il faudra alors les traiter.

— Gewiss[100]. Mais vous aurez au moins gagné du temps. Et tant que votre installation ne sera pas au point, ce répit vous sera sans doute très précieux.

Il mit son cigare dans sa bouche et croisa sa jambe droite sur sa jambe gauche.

— Vous devez savoir qu’après les six premiers mois, le rythme des transports sera considérablement augmenté.

Je le regardai, incrédule. Il sourit, et son visage redevint rond et riant.

Je dis :

— Mais c’est tout bonnement impossible !

Son sourire s’accentua. Il se leva et commença à enfiler ses gants.

— Mein Lieber[101], dit-il d’un air jovial et important, Napoléon a dit qu’» impossible » n’était pas un mot français. Depuis 34, nous essayons de prouver au monde que ce n’est pas un mot allemand.

Il regarda sa montre.

— Je pense qu’il serait temps que vous me raccompagniez à la gare.

Il saisit sa casquette. Je me levai :

— Herr Obersturmbannführer, bitte.

Il me regarda.

— Ja ?

— Je voulais dire que c’était techniquement impossible.

Son visage se figea.

— Permettez, dit-il d’un ton glacé. C’est à vous, et à vous seul qu’incombe le côté technique de la tâche. Je n’ai pas à connaître cet aspect de la question.

Il releva la tête, baissa à demi les paupières, et me regarda de haut en bas d’un air distant :

— Vous devez comprendre que je n’ai rien à voir avec le côté pratique de la chose. Je vous prierai donc à l’avenir de ne pas m’en parler, même par allusion. Les chiffres, seuls, sont de mon ressort.

Il pivota, mit la main sur la poignée de la porte, se retourna à demi, et ajouta d’un air hautain :

— Mon rôle est purement statistique.

Le lendemain, je partis pour le camp de Treblinka avec l’Obersturmführer[102] Setzler. Le camp était situé au nord-est de Varsovie, non loin de la rivière Bug. L’Haupsturmführer[103] Schmolde le commandait. Comme il ne devait rien savoir des projets concernant Auschwitz, Wulfslang lui avait présenté ma visite comme une mission d’inspection et d’information. Il vint me chercher à la gare en auto. C’était un homme entre deux âges, gris et maigre. Son regard était curieusement vide.

Il nous fit déjeuner à la cantine des officiers SS, dans une pièce à part, s’excusant de ne pouvoir nous recevoir chez lui, sa femme étant souffrante. Le repas était excellent, mais Schmolde n’ouvrit la bouche que de loin en loin, et seulement, me sembla-t-il, par déférence pour moi. Sa voix était lasse et sans timbre, et on avait l’impression que cela lui coûtait d’émettre un son. Quand il parlait, il humectait continuellement ses lèvres avec sa langue.

Après le repas, on servit le café. Au bout d’un moment, Schmolde regarda sa montre, tourna vers moi ses yeux vides, et dit :

— Il faudrait de longues explications pour décrire l’action spéciale. C’est pourquoi je préfère vous montrer comment nous procédons. Je pense que vous vous rendrez mieux compte.

Setzler s’immobilisa, et tourna vivement la tête de mon côté. Je dis :

— Certainement. C’est une très bonne idée.

Schmolde s’humecta les lèvres et reprit :

— C’est à deux heures.

On parla encore quelques minutes, Schmolde regarda sa montre, et je regardai la mienne à mon tour. Il était deux heures moins cinq. Je me levai. Schmolde se leva à son tour, lentement, et comme à regret. Setzler se souleva à demi sur sa chaise et dit :

— Excusez-moi, je n’ai pas fini mon café.

Je regardai sa tasse. Il n’y avait pas encore touché. Je dis sèchement :

— Vous nous rejoindrez quand vous aurez fini.

Setzler fit « oui » de la tête et s’assit. Son crâne chauve rougit lentement et il évitait mon regard.

Schmolde s’effaça pour me laisser passer.

— Cela vous ennuie-t-il d’aller à pied ? Ce n’est pas loin.

— Pas du tout.

Il faisait un très beau soleil. Au milieu de l’allée que nous suivions, une bande cimentée s’allongeait, sur laquelle deux personnes pouvaient marcher de front.

Le camp était parfaitement désert, mais en passant devant les baraques, j’entendis des bruits de voix à l’intérieur. J’aperçus quelques visages à travers les vitres, et je compris que les détenus étaient consignés.

Je remarquai aussi qu’il y avait deux fois plus de tours de garde qu’à Auschwitz, bien que le camp fût plus petit, et je notai que l’enceinte barbelée était électrifiée. Les fils étaient soutenus par de lourds poteaux de béton, qui, à leur extrémité, se recourbaient vers l’intérieur. De cette façon, les fils supérieurs surplombaient d’au moins 60 centimètres le réseau vertical entre deux poteaux. Il était évidemment impossible, même pour un acrobate, de franchir cet obstacle sans le toucher.

Je me tournai vers Schmolde :

— Le courant passe constamment ?

— La nuit. Mais nous le mettons quelquefois dans la journée, quand les détenus sont nerveux.

— Vous avez quelquefois des ennuis ?

— Souvent.

Schmolde s’humecta les lèvres et reprit de sa voix lente et apathique :

— Vous comprenez, ils savent ce qui les attend.

Je réfléchis là-dessus et je dis :

— Je ne vois pas comment ils peuvent le savoir.

Schmolde fit la moue :

— En principe, c’est archi-secret. Mais tous les détenus du camp sont au courant. Et quelquefois, même ceux qui arrivent le savent.

— D’où viennent-ils ?

— Du Ghetto de Varsovie.

— Tous ?

Schmolde inclina la tête :

— Tous. À mon avis, même dans le Ghetto, il y a des gens qui le savent. Le camp est trop près de Varsovie.

Après la dernière baraque, il y eut un grand espace vide, puis un Posten[104] en arme nous ouvrit une barrière de bois, et on s’engagea dans une allée cailloutée, flanquée, de droite et de gauche, d’une double rangée de barbelés. Puis il y eut une autre porte, gardée par une dizaine de SS. Elle débouchait sur un rideau d’arbustes. On en fit le tour, et une baraque très longue apparut en contrebas. Ses volets étaient hermétiquement clos. Une trentaine de SS, armés de mitraillettes, et accompagnés de chiens, l’entouraient.

Quelqu’un cria « Achtung ! » Les SS se figèrent, et un Untersturmführer[105] vint nous saluer. Il était blond, avec un visage carré et des yeux d’alcoolique.

Je regardai autour de moi. Une double rangée de barbelés électrifiés entourait complètement la baraque, et formait une seconde enceinte dans l’enceinte du Lager. De l’autre côté des barbelés, des arbustes et des sapins bouchaient la vue.

— Voulez-vous jeter un coup d’œil ? dit Schmolde.

Les SS s’écartèrent, et nous nous dirigeâmes vers la baraque. La porte était en chêne massif, armée de fer, et close par un lourd loquet métallique. À sa partie supérieure, elle comportait un hublot en verre très épais. Schmolde tourna un commutateur qui se trouvait encastré dans le mur, et essaya de relever le loquet. Il n’y parvint pas et l’Untersturmführer se précipita pour l’aider.

La porte s’ouvrit. J’eus l’impression, en entrant, que le plafond me tombait sur la tête : J’aurais pu le toucher du plat de la main. Trois puissantes lampes grillagées éclairaient la pièce. Elle était totalement vide. Le sol était en ciment. De l’autre côté de la pièce, s’ouvrait une autre porte, qui donnait sur l’arrière du bâtiment, mais celle-ci ne comportait pas de hublot.

— Les fenêtres, dit Schmolde, n’ont évidemment pas de vitres. Comme vous le voyez, elles sont pleines…

Il s’humecta les lèvres.

— … hermétiques, et ferment de l’extérieur.

À côté d’une des lampes grillagées, je remarquai un petit orifice circulaire de 5 centimètres de diamètre environ.

J’entendis un bruit de course, des cris aigus, et des commandements rauques. Les chiens aboyèrent.

— C’est eux, dit Schmolde.

Il me précéda. Bien que sa casquette fût encore à quelques centimètres du plafond, il baissa la tête en traversant la pièce.

Comme je sortais, la colonne des détenus déboucha en courant du rideau d’arbustes. Des SS et des chiens les accompagnaient. Les hurlements, mêlés aux aboiements des chiens, déchiraient l’air. Un tourbillon de poussière s’éleva, et les SS entrèrent en action.

Quand l’ordre fut rétabli, et la poussière dissipée, je pus mieux voir les détenus. Il y avait parmi eux quelques hommes valides, mais la majorité de la colonne était composée de femmes et d’enfants. Plusieurs juives portaient des bébés sur les bras. Tous les détenus étaient en civil et aucun n’avait les cheveux coupés.

— En principe, dit Schmolde à voix basse, on ne doit pas avoir d’ennuis avec ceux-là. Ils viennent à peine d’arriver.

Les SS rangeaient les détenus par cinq. Schmolde fit un petit geste de la main et dit :

— Bitte, Herr Sturmbannführer[106]

On gagna le rideau d’arbustes. Nous étions ainsi un peu à l’écart, et la pente nous permettait d’embrasser d’un coup d’œil l’ensemble de la colonne.

Deux Hauptscharführer et un Scharführer se mirent à compter les détenus. L’Untersturmführer blond était devant nous, immobile. Un détenu juif, en uniforme rayé et le crâne rasé, se tenait à sa droite et un peu en retrait. Il portait un brassard à son bras gauche.

Un des deux Hauptscharführer accourut, se mit au garde à vous devant l’Untersturmführer, et cria :

— 204 !

L’Untersturmführer dit :

— Faites sortir des rangs les quatre derniers et raccompagnez-les aux baraques.

Je me tournai vers Schmolde :

— Pourquoi fait-il cela ?

Schmolde s’humecta les lèvres :

— Pour donner confiance aux autres.

— Dolmetscher[107], dit l’Untersturmführer.

Le détenu au brassard s’avança d’un pas, se mit au garde à vous et cria quelque chose en polonais, face à la colonne.

Les trois derniers détenus (deux femmes et un homme au chapeau noir bosselé) se séparèrent sans difficulté de la colonne. Le quatrième était une petite fille d’une dizaine d’années. Un Scharführer la saisit par le bras. Aussitôt, une détenue se précipita, la lui arracha des mains, la pressa contre elle farouchement, et se mit à pousser des cris. Deux SS s’avancèrent, et toute la colonne se mit à gronder.

L’Untersturmführer hésitait.

— Laissez-lui l’enfant ! cria Schmolde.

Les deux SS rentrèrent dans le rang. La juive les regarda s’éloigner sans comprendre. Elle étreignait toujours sa fille.

— Dolmestcher, dit Schmolde, dites-lui donc que le Kommandant permet à sa fille de rester avec elle.

Le détenu au brassard cria une longue phrase en polonais. La juive posa sa fille à terre, me regarda, et regarda Schmolde. Puis un sourire éclaira son visage sombre, et elle cria quelque chose dans notre direction.

— Que raconte-t-elle ? dit Schmolde avec impatience.

Le Dolmetscher pivota réglementairement, nous fit face, et dit dans un allemand parfait :

— Elle dit que vous êtes bon et qu’elle vous remercie.

Schmolde haussa les épaules. Les trois détenus qu’on renvoyait dans les baraques passèrent devant nous, suivis d’un Scharführer. Les deux femmes ne nous accordèrent pas un regard. L’homme nous regarda, hésita, puis enleva son chapeau noir bosselé d’un geste large et emphatique. Il y eut deux ou trois rires parmi les détenus, et les SS firent écho.

Schmolde se pencha de mon côté.

— Je pense que tout ira bien.

L’Untersturmführer se tourna vers le Dolmetscher et dit d’un air fatigué :

— Comme d’habitude.

Le Dolmetscher s’avança d’un pas, se mit au garde à vous, et fit un long discours en polonais.

Schmolde se pencha vers moi.

— Il leur dit de se déshabiller, et de faire un paquet de leurs effets. On enverra les paquets à la désinfection, et en attendant qu’ils leur soient rendus, les détenus seront enfermés dans la baraque.

Aussitôt que le Dolmetscher cessa de parler, des cris et des murmures éclatèrent sur toute l’étendue de la colonne.

Je me tournai vers Schmolde et le regardai. Il secoua la tête de droite à gauche :

— Réaction normale. C’est quand ils ne disent rien qu’il faut se méfier.

L’Untersturmführer leva la main dans la direction du Dolmetscher. Le Dolmetscher se mit de nouveau à parler. Au bout d’un moment, quelques femmes commencèrent à se déshabiller. Puis toutes, peu à peu, s’y mirent. Une ou deux minutes s’écoulèrent, et les hommes les imitèrent, lentement et honteusement. Trois ou quatre SS se détachèrent des rangs et aidèrent à dévêtir les enfants.

Je regardai ma montre. Il était deux heures et demie. Je me tournai vers Schmolde.

— Voudriez-vous envoyer quelqu’un chercher l’Obersturmführer Setzler ?

J’ajoutai :

— Il a dû se perdre.

Schmolde fit signe à un Scharführer, et lui décrivit Setzler. Le Scharführer partit en courant.

Une odeur humaine, lourde et désagréable, envahit la cour. Les détenus étaient immobiles sous le soleil, gauches et gênés. Quelques jeunes filles étaient assez belles, selon leur type.

L’Untersturmführer leur donna l’ordre d’entrer dans la salle, et leur promit d’ouvrir les fenêtres quand ils seraient tous entrés. Le mouvement se fit lentement et avec ordre. Quand le dernier détenu fut entré, l’Untersturmführer ferma lui-même la porte de chêne et rabattit le loquet. On vit aussitôt apparaître plusieurs visages derrière la glace du hublot.

Setzler arriva, rouge et suant. Il se mit au garde à vous.

— à vos ordres, Herr Sturmbannführer !

Je dis sèchement :

— Pourquoi arrivez-vous si tard ?

J’ajoutai, à cause de Schmolde :

— Vous êtes-vous perdu ?

— Je me suis perdu, Herr Sturmbannführer.

Je fis un signe, et Setzler se plaça à ma gauche. Untersturmführer tira un sifflet de sa poche et siffla par deux fois. Il y eut un silence, puis un moteur d’auto, quelque part, se mit en marche. Les SS passèrent négligemment la courroie de leurs mitraillettes par-dessus l’épaule.

— Bitte, Herr Sturmbannführer, dit Schmolde.

Il avança, les SS s’écartèrent et nous contournâmes le bâtiment. Setzler marchait derrière moi.

Un gros camion stationnait, l’arrière tout près de la baraque. Un tuyau, fixé à son pot d’échappement, s’élevait verticalement, puis faisait un coude et pénétrait dans la baraque à hauteur du plafond. Le moteur tournait.

— Le gaz d’échappement, dit Schmolde, pénètre dans la salle par l’orifice situé à côté de la lampe centrale.

Il écouta un instant le moteur, fronça les sourcils, et se dirigea vers la cabine du conducteur. Je le suivis.

Un SS était au volant, une cigarette aux lèvres. Quand il vit Schmolde, il retira sa cigarette, et se pencha par la portière.

— N’appuyez donc pas tant sur l’accélérateur ! dit Schmolde.

Le régime du moteur diminua. Schmolde se tourna vers moi.

— Ils appuient à fond pour en finir plus vite. La conséquence, c’est qu’ils étouffent les patients au lieu de les endormir.

Une odeur fade et désagréable flottait dans l’air. Je regardai autour de moi. Je ne vis rien qu’une vingtaine de détenus en uniforme rayé, rangés sur deux lignes, à quelques mètres du camion. Ils étaient jeunes, bien rasés, et paraissaient vigoureux.

— Le Sonderkommando[108], dit Schmolde. Il est chargé d’enterrer les morts.

Quelques-uns étaient blonds, athlétiques. Leur garde à vous était impeccable.

— Ce sont des juifs ?

— Certainement.

Setzler se pencha en avant :

— Et ils vous aident à… Cela paraît à peine croyable !

Schmolde haussa les épaules d’un air las.

— Tout est possible ici.

Il se tourna vers moi et dit :

— Bitte, Herr Sturmbannführer,

Je le suivis. On s’éloigna du bâtiment. Au fur et à mesure qu’on marchait, la puanteur devenait plus forte. On parcourut environ cent mètres, puis une fosse large et très profonde s’ouvrit sous nos pieds. Des centaines de corps y étaient entassés sur trois rangs parallèles. Setzler recula brusquement, et tourna le dos au charnier.

— Le gros problème, dit Schmolde de sa voix apathique, c’est le problème des cadavres. Nous n’aurons bientôt plus de place pour les fosses. C’est pourquoi nous sommes obligés de creuser des fosses très profondes, et d’attendre qu’elles soient pleines pour les fermer. Mais même ainsi, je n’aurai bientôt plus de terrain.

Il promena ses yeux vides autour de lui, fit la moue, et reprit d’une voix découragée :

— Les cadavres sont encombrants.

Après cela, il y eut un silence, puis il dit :

— Bitte, Herr Sturmbannführer…

Je fis demi-tour, je laissai prendre un peu d’avance à Schmolde et je rejoignis Setzler. Son visage était gris. Je dis sèchement et à voix basse :

— Maîtrisez-vous, je vous prie.

Je rattrapai Schmolde. Le moteur du camion ronronnait doucement. Quand on fut arrivé près de la baraque, Schmolde s’approcha de la cabine, et le SS se pencha par la portière.

— Appuyez maintenant, dit Schmolde.

Le régime du moteur s’éleva brutalement, et le capot se mit à trembler.

On contourna le bâtiment. Il n’y avait plus qu’une dizaine de SS dans la cour. Schmolde dit :

— Voulez-vous jeter un coup d’œil ?

— Certainement.

On se dirigea vers la porte, et je regardai par le hublot. Les détenus étaient couchés en grappes sur le ciment. Leurs visages étaient paisibles, et sauf qu’ils avaient les yeux grands ouverts, ils paraissaient seulement endormis. Je regardai ma montre. Il était 3 h 10. Je me retournai vers Schmolde.

— Quand ouvrez-vous les portes ?

— C’est très variable. Tout dépend de la température.

Quand il fait sec comme aujourd’hui, l’opération est assez rapide.

Schmolde regarda à son tour par le hublot.

— C’est fini.

— à quoi voyez-vous cela ?

— à la coloration de la peau : Blême avec une teinte rosée sur les pommettes.

— Vous êtes-vous déjà trompé ?

— Au début, oui. Les gens se ranimaient quand on ouvrait les fenêtres. Il fallait recommencer.

— Pourquoi ouvrez-vous les fenêtres ?

— Pour aérer et permettre au Sonderkommando d’entrer.

J’allumai une cigarette et je dis :

— Qu’est-ce qui se passe ensuite ?

— Le Sonderkommando sort les cadavres derrière le bâtiment. Un groupe les charge sur le plateau du camion. Celui-ci les transporte jusqu’à la fosse, et les y bascule. Un autre groupe arrange les corps au fond de la fosse. Il faut les arranger très soigneusement pour qu’ils prennent le moins de place possible.

Il ajouta d’une voix lasse :

— Je n’aurai bientôt plus de terrain.

Il se tourna vers Setzler :

— Désirez-vous regarder ?

Setzler hésita, ses yeux glissèrent rapidement sur moi, et il dit d’une voix faible :

— Certainement.

Il jeta un coup d’œil par le hublot et s’écria :

— Mais ils sont nus !

Schmolde dit de sa voix apathique :

— Nous avons l’ordre de récupérer les vêtements.

Il ajouta :

— Il faudrait beaucoup de temps pour les dévêtir, si on les tuait habillés.

Setzler regardait par le hublot. Il faisait de l’ombre avec sa main droite pour mieux voir.

— En outre, dit Schmolde, quand les chauffeurs appuient très fort sur l’accélérateur, ils meurent étouffés, ils souffrent beaucoup, et ils sont couverts d’excréments. Les vêtements seraient souillés.

— Ils ont des visages si paisibles, dit Setzler, le front collé contre le hublot.

Schmolde se tourna vers moi :

— Voulez-vous voir la suite ?

— Ce n’est pas utile, puisque vous l’avez décrite.

Je pivotai sur mes talons et Schmolde m’emboîta le pas. Au bout de quelques mètres, je me retournai et je dis :

— Vous venez, Setzler ?

Setzler s’arracha au hublot et nous suivit. Schmolde regarda sa montre.

— Votre train part dans une heure. Peut-être avons-nous le temps de nous rafraîchir ?

J’inclinai la tête et on fit le reste du chemin en silence. Dans la petite pièce de la cantine, une bouteille de vin du Rhin et des gâteaux secs nous attendaient. Je n’avais pas faim mais le vin fut le bienvenu.

Je dis au bout d’un moment :

— Pourquoi ne pas les fusiller ?

— C’est coûteux, dit Schmolde, et ça prend du temps, et beaucoup d’hommes.

Il ajouta :

— Cependant, nous le faisons, quand nos camions tombent en panne.

— Cela arrive ?

— Souvent. Ce sont de vieux camions pris aux Russes. Ils en ont vu de dures, et nous n’avons pas de pièces de rechange. Et quelquefois, c’est l’essence qui manque. Ou l’essence est mauvaise, et le gaz n’est pas suffisamment toxique.

Je tournai mon verre dans mes mains et je dis :

— à votre avis, le procédé n’est donc pas sûr ?

— Non, dit Schmolde, il n’est pas sûr.

Il y eut un silence, et Setzler dit :

— En tout cas, il est humain. Les gens s’endorment, voilà tout. Ils glissent tout doucement dans la mort. Vous avez remarqué, ils ont des visages si paisibles.

Schmolde haussa les épaules :

— Quand je suis là.

Setzler le regarda d’un air intrigué et Schmolde reprit :

— Quand je suis là, le chauffeur n’accélère pas à fond.

Je dis :

— Est-ce qu’on ne pourrait pas mettre deux camions au lieu d’un seul pour gazer ? Les choses iraient plus vite.

— Non, dit Schmolde, j’ai dix chambres à gaz de 200 personnes, mais je n’ai jamais plus de quatre camions en état de marche. Si je mets un camion par chambre, je gaze 800 personnes en une demi-heure. Si je mets deux camions par chambre, je gazerais peut-être – peut-être ! – 400 personnes en un quart d’heure. Mais en fait, je ne gagnerais pas de temps. Car après cela, il m’en restera encore 400 à gazer.

Il ajouta :

— Il va sans dire qu’on ne me donnera jamais de camions neufs.

Je repris au bout d’un moment :

— Il faudrait un moyen plus sûr et plus simple. Un gaz asphyxiant, par exemple, comme en 17.

— Je ne sais pas si on en fabrique encore, dit Schmolde. On n’en a pas employé dans cette guerre.

Il vida son verre d’un trait et alla vers la table pour remplir à nouveau.

— En fait, le gros problème, ce n’est pas gazer, c’est enterrer. Je ne peux pas gazer plus vite que je n’enterre. Et enterrer prend du temps.

Il but un peu et reprit :

— Mon rendement par vingt-quatre heures n’a jamais atteint 500 unités.

Il secoua la tête.

— Bien entendu, le Reichsführer est fondé à trouver ce résultat médiocre. D’un autre côté, c’est un fait que je n’ai jamais pu obtenir de camions neufs.

Il promena ses yeux vides autour de la pièce et reprit de sa voix apathique :

— Nous avons aussi des révoltes. Vous comprenez, ils savent ce qui les attend. Quelquefois, ils refusent tout bonnement d’entrer dans la salle. Quelquefois même, ils se jettent sur nos hommes. Bien entendu, nous en venons à bout. Mais cela perd encore du temps.

Il y eut un silence et je dis :

— à mon avis, s’ils se révoltent, c’est que la préparation psychologique n’est pas bonne. Vous leur dites : « On va épouiller vos vêtements, et pendant ce temps, vous attendrez dans cette salle. » Mais en réalité, ils savent bien que les choses ne se passent nulle part comme ça. Normalement, quand on épouille vos effets, on vous donne une douche. Il faut se mettre à leur place. Ils savent bien qu’on ne va pas les laisser remettre des vêtements épouillés, alors qu’ils sont eux-mêmes pleins de poux. Ça n’a pas de sens. Même un enfant de dix ans comprendrait qu’il y a quelque chose de louche là-dedans.

— Certainement, Herr Sturmbannführer, dit Schmolde, il y a là un point intéressant. Mais le gros problème…

Il vida son verre d’un trait, le posa sur la table, et dit :

— Mais le gros problème, c’est celui des cadavres.

Il me jeta un regard significatif et ajouta :

— Vous verrez.

Je dis sèchement :

— Je ne saisis pas le sens de votre remarque. Je ne suis ici que pour information.

Schmolde détourna la tête et dit d’un ton neutre :

— Certainement, Herr Sturmbannführer. C’est bien ainsi que je le comprends. Je me serais mal exprimé.

Après cela, il y eut un long silence, et Setzler dit tout d’un coup :

— Est-ce qu’on ne pourrait pas du moins épargner les femmes ?

Schmolde secoua la tête.

— Il va sans dire que c’est surtout elles qu’il faut détruire. Comment peut-on supprimer une espèce, si l’on conserve les femelles ?

— Richtig, richtig[109], dit Setzler.

Puis il ajouta d’une voix basse et indistincte :

— N’empêche, c’est assez horrible.

Je le regardai. Son grand corps voûté était cassé en deux. Sa cigarette brûlait toute seule dans sa main droite.

Schmolde s’approcha de la table d’un pas raide et se versa un verre de vin.

Je passai la semaine qui suivit dans une angoisse terrifiante : Le rendement de Treblinka était de 500 unités par 24 heures, celui d’Auschwitz devait être, selon le programme, de 3 000 unités ; dans quatre semaines à peine, je devais remettre au Reichsführer un plan d’ensemble sur la question, et je n’avais pas une idée.

J’avais beau tourner et retourner le problème sous toutes ses faces, je n’arrivais même pas à entrevoir sa solution. J’avais vingt fois par jour la gorge douloureusement serrée par la certitude de l’échec, et je me répétais avec terreur que j’allais lamentablement échouer, dès l’abord, dans l’accomplissement du devoir. Je voyais bien, en effet, que je devais obtenir un rendement six fois plus élevé qu’à Treblinka, mais je ne voyais absolument aucun moyen de l’obtenir. Il était facile de construire six fois plus de salles qu’à Treblinka, mais cela n’aurait servi à rien : Il eût fallu avoir aussi six fois plus de camions, et là-dessus, je ne me faisais aucune illusion. Si Schmolde, en dépit de toutes ses demandes, n’avait pas reçu de dotation supplémentaire, il allait de soi que je n’en recevrais pas non plus.

Je m’enfermais dans mon bureau, je passais des après-midi à essayer de me concentrer, je n’y parvenais pas, l’envie irrésistible me venait de me lever, de sortir de ce bureau dont les quatre murs m’étouffaient ; je me forçais à me rasseoir, mon esprit était un blanc total, et j’éprouvais un profond sentiment de honte et d’impuissance à la pensée que j’étais si inférieur à la tâche que le Reichsführer m’avait confiée.

Finalement, un après-midi, l’idée me vint que je n’arriverais jamais à rien, si je continuais à tourner ainsi en plein vide, sans rien de concret pour fixer mes idées, et je décidai de reproduire, dans mon propre camp, l’installation de Treblinka, comme une sorte de station expérimentale qui me permettrait de mettre au point les méthodes nouvelles que je cherchais. Dès que ces mots : « station expérimentale » surgirent dans mon esprit, ce fut tout d’un coup comme si un voile se déchirait, la peur de l’échec se dissipa, et un sentiment d’énergie, d’importance et d’utilité entra en moi comme une flèche.

Je me levai, je pris ma casquette, sortis de mon bureau, entrai en coup de vent dans celui de Setzler, et dis rapide ment : « Venez, Setzler, j’ai besoin de vous. » Sans attendre de réponse, je sortis, je dévalai les marches du perron, m’engouffrai dans l’auto, le chauffeur se précipita au volant, je dis : « Attendez ! » Setzler apparut, il s’assit à côté de moi, je dis : « Birkenau, les fermes expropriées. » «— Herr Sturmbannführer, dit le chauffeur, c’est un vrai marécage par là. » Je dis sèchement : « Faites ce qu’on vous dit. » Il démarra, je me penchai en avant, criai : « Plus vite ! » et l’auto bondit en avant. J’avais l’impression d’agir à un haut degré de vitesse et d’efficacité, comme une machine.

L’auto s’enlisa dans la boue à deux cents mètres des fermes, en plein bois. J’écrivis un billet pour le Lagerführer[110] de service et je donnai l’ordre au chauffeur de le porter au camp. Il partit en courant, j’essayai de gagner les fermes dont je voyais vaguement les toits d’ardoise entre les arbres. Je dus m’arrêter au bout de quelques mètres. Mes bottes s’enfonçaient jusqu’aux mollets.

Vingt minutes plus tard, deux camions pleins de détenus et de SS arrivèrent, des commandements retentirent, les détenus sautèrent à terre, et se mirent à couper des branches et à faire un chemin de fascines jusqu’aux fermes. Ma voiture fut dégagée et le chauffeur retourna au camp chercher deux autres camions. Je donnai l’ordre à Setzler de presser le travail. Les SS entrèrent en action, il y eut des coups sourds, et les détenus se mirent à se démener comme des fous.

La nuit tombait quand le chemin de fascines toucha aux fermes. Setzler s’occupa d’installer des projecteurs, qu’il fallut relier au poteau électrique le plus proche. Je visitai soigneusement les deux fermes. Quand je sortis, je fis appeler Setzler ; un Scharführer partit en courant, deux minutes après, Setzler apparut. Je lui montrai les fermes, et je lui expliquai le travail. Quand j’eus fini, je le regardai, et je dis : « Trois jours. » Il me fixa, ouvrit la bouche et je répétai avec force : « Trois jours ! »

Je ne quittai le chantier que pour manger et dormir, Setzler me relaya, on poussa le travail avec une hâte inouïe, et le soir du troisième jour, deux petites salles de 200 personnes étaient prêtes.

À vrai dire, je n’avais rien résolu. Mais ma tâche avait reçu un commencement d’exécution, et je disposais maintenant d’une station expérimentale grâce à laquelle je pourrais mettre quotidiennement mes idées à l’épreuve des faits.

J’apportai immédiatement une amélioration notable au système de Treblinka. Je fis inscrire sur les deux bâtiments : « Salle de désinfection », et je fis installer, à l’intérieur, des pommes de douche et des tuyauteries en trompe-l’œil, pour donner l’impression aux détenus qu’on les amenait là pour se laver. Toujours dans le même esprit, je donnai à l’Untersturmführer de service les instructions suivantes : Il devait annoncer aux détenus qu’après la douche, du café chaud leur serait servi. Il devait, en outre, entrer avec eux dans la « salle de désinfection », et circuler de groupe en groupe en plaisantant (et en s’excusant de ne pouvoir distribuer du savon) jusqu’à ce que tout le monde fût entré.

Je fis immédiatement fonctionner l’installation, et l’expérience montra l’efficacité de ces dispositions. Les détenus ne montrèrent aucune répugnance à pénétrer dans la salle, et je pouvais, en conséquence, considérer comme éliminés les retards et les ennuis causés par les révoltes.

Restait le problème du gazage. Dès le début, j’avais envisagé l’emploi des camions comme un pis-aller, et dans les deux semaines qui suivirent, je cherchai fiévreusement un procédé plus rapide et plus sûr. Reprenant une idée que j’avais suggérée à Schmolde, je fis demander au Reichsführer, par l’intermédiaire de Wulfslang, s’il ne serait pas possible de me faire allouer une certaine quantité de gaz asphyxiant. On me répondit que la Wehrmacht en conservait des stocks (pour pouvoir se livrer à des représailles au cas où l’ennemi en ferait usage le premier), mais que la SS ne pouvait demander une dotation de ce genre sans éveiller la curiosité, toujours plus ou moins malveillante, de la Wehrmacht sur les activités SS.

Je désespérais presque de trouver une solution à cette difficulté majeure quand un hasard providentiel me la fournit. Une semaine avant la date fixée par le Reichsführer pour la remise du plan, je fus averti officiellement de la visite de l’Inspecteur des Camps Gruppenführer Gœrtz. En conséquence, je fis procéder à un grand nettoyage des locaux du KL, et la veille de l’inspection, je les inspectai moi-même avec la plus grande minutie. Je tombai ainsi sur une petite pièce où était entassé un monceau de petites boîtes cylindriques marquées : « Giftgas[111] » et au-dessous : « Cyclon B ». C’était le reliquat du matériel que la firme Weerle et Frischler avait apporté, un an auparavant, de Hambourg, pour débarrasser de leur vermine les casernes des artilleurs polonais. Ces boîtes pesaient un kilo, elles étaient hermétiquement closes, et quand on les ouvrait, je me rappelai qu’elles révélaient des cristaux verts qui, au contact de l’oxygène de l’air, dégageaient aussitôt leur gaz. Je me souvenais aussi que Weerle et Frischler nous avaient envoyé deux aides techniques, que ceux-ci avaient mis des masques à gaz, et pris toutes sortes de précautions avant d’ouvrir les boites, et j’en conclus que ce gaz était tout aussi dangereux pour l’homme que pour la vermine.

Je décidai immédiatement de mettre ses propriétés à l’épreuve. Je fis percer dans le mur des deux installations provisoires de Birkenau un trou du diamètre convenable, et je le munis d’une soupape extérieure. Des inaptes, au nombre de 200, ayant été rassemblés dans la salle, je fis déverser le contenu d’une boîte de « Cyclon B » par cette ouverture. Aussitôt, des hurlements s’élevèrent, et la porte et les murs résonnèrent de coups violents. Puis, les cris faiblirent, les coups se firent moins violents, et au bout de cinq minutes, un silence total régna. Je fis mettre leurs masques à gaz aux SS, et je donnai l’ordre d’ouvrir toutes les ouvertures pour établir un courant d’air. J’attendis encore quelques minutes et je pénétrai le premier dans la salle. La mort avait fait son œuvre.

Le résultat de l’expérience dépassait mon espoir : Il avait suffi d’une boîte d’un kilo de Cyclon B pour liquider, en dix minutes, 200 inaptes. Le gain de temps était considérable, puisqu’avec le système de Treblinka, il fallait une demi-heure, sinon davantage, pour atteindre le même résultat. Par ailleurs, on n’était pas limité par le nombre des camions, les pannes mécaniques, ou le manque d’essence. Le procédé, enfin, était économique, puisque le kilo de Giftgas – comme je le vérifiai aussitôt – ne coûtait que 3 marks 50.

Je compris que je venais de trouver la solution du problème. J’aperçus du même coup la conséquence capitale qui en découlait. Il allait de soi, en effet, qu’il fallait abandonner le système des petites salles de 200 personnes que j’avais emprunté à Treblinka. La médiocre contenance de ces chambres ne se justifiait que par la faible quantité de gaz qu’un moteur de camion pouvait produire, car il n’y avait, en fait, que des désavantages à fractionner un convoi de 2 000 inaptes en petits groupes de 200 unités, et à les acheminer vers des salles différentes. Le procédé demandait du temps, exigeait un service d’ordre compliqué, et en cas de révoltes simultanées, posait même de graves problèmes.

À ces inconvénients, l’emploi du Cyclon B, de toute évidence, remédiait. Puisqu’on n’était plus limité par la faible productivité en gaz d’un camion, il était clair, en effet, qu’on pourrait, en utilisant le nombre requis de boîtes de Cyclon B, gazer, dans une salle unique, la totalité d’un convoi.

En envisageant la construction d’une salle de dimensions aussi grandioses, je compris que je concevais, pour la première fois, des moyens à l’échelle de la tâche historique qui m’incombait.

Il ne fallait pas seulement aller vite. Il fallait voir grand, et dès l’abord. En y réfléchissant, je me convainquis que cette salle devait être souterraine, et construite en béton, tant pour résister à l’assaut désespéré d’un nombre aussi imposant de victimes que pour étouffer leurs cris. Il découlait aussi de là que, ne disposant plus de fenêtres pour aérer la salle après gazage, il fallait prévoir un système artificiel de ventilation. Il paraissait également souhaitable, à la réflexion, de faire précéder cette salle d’une salle de déshabillage (équipée de bancs, de porte-manteaux ou de cintres) qui compléterait un décor propre à rassurer les patients.

Je dirigeai ensuite mon attention sur la question du personnel, et ici, il m’apparut que Schmolde avait commis une grave erreur, en ne prévoyant pas que le Kommando spécial des SS et le Kommando spécial des détenus devaient être, l’un et l’autre, logés sur les lieux mêmes, et soigneusement isolés du reste du camp. Il allait de soi, pourtant, que cette disposition gagnait du temps, et conservait à l’opération le secret absolu qu’elle réclamait.

Je compris aussi qu’il fallait mettre les chambres à gaz en relation avec la gare, et construire une voie ferrée qui amènerait les transports devant leur porte, tant pour éviter les pertes de temps que pour cacher le contenu des trains à la population civile d’Auschwitz.

Ainsi, peu à peu, l’idée prenait corps dans mon esprit, avec une précision grisante, d’une gigantesque installation industrielle, directement desservie par le rail, et dont les superstructures, s’élevant sur d’immenses salles souterraines, comprendraient des cantines pour le personnel, des cuisines, des dortoirs, des Beutekammer[112], ainsi que des salles de dissection et d’études pour les savants nationaux-socialistes.

Quarante-huit heures avant la date limite fixée par Himmler, je téléphonai à l’Obersturmbannführer Wulfslang que le plan destiné au Reichsführer serait prêt au jour dit, et je le tapai moi-même à la machine du commencement jusqu’à la fin. Cela me prit beaucoup de temps. À huit heures du soir, je téléphonai à Elsie de ne pas m’attendre, je téléphonai ensuite à la cantine de m’apporter sur place un repas froid, je l’avalai hâtivement, et je continuai mon travail. À onze heures, je relus soigneusement les feuillets, y apposai ma signature, et les mis dans une enveloppe que je fermai de cinq cachets de cire. Je mis l’enveloppe dans la poche intérieure de ma vareuse et j’appelai ma voiture.

Je pris place sur le siège arrière, le chauffeur démarra, je laissai aller ma tête sur le dossier, et je fermai les yeux.

Il y eut un coup de frein brutal, je m’éveillai, une lampe électrique était braquée sur moi, et l’auto était entourée de SS. Nous étions sous la tour d’entrée du Lager.

— Excusez-moi, Herr Sturmbannführer, dit une voix, mais d’habitude, vous allumez le plafonnier.

— Macht nichts[113], Hauptscharführer.

— L’intérieur de l’auto était sombre, et j’ai voulu voir qui c’était. Excusez-moi encore, Herr Sturmbannführer.

— Schon gut[114]… On a toujours raison de se méfier.

Je fis un signe, le Hauptscharführer claqua les talons, la double porte barbelée s’ouvrit en grinçant, et l’auto démarra. Je savais qu’il y avait encore une patrouille SS quelque part sur la route, et j’allumai le plafonnier.

J’arrêtai le chauffeur à 500 mètres de la villa, et je le renvoyai au camp. Je craignais que le bruit du moteur ne réveillât les enfants.

Je m’aperçus en marchant qu’il y avait quelques trous sur la route, et je pris note mentalement d’envoyer le lendemain une équipe de détenus pour la réparer. J’étais très fatigué, mais ces quelques pas me firent plaisir. C’était une belle nuit d’août, tiède et lumineuse.

J’ouvris la porte avec mon passe, je la refermai doucement, je déposai ma casquette et mes gants sur la console du vestibule, et je gagnai mon bureau. J’appelais ainsi une petite pièce qui s’ouvrait en face de la salle à manger, et où je dormais quand je rentrais tard du camp. Elle comportait une table, une chaise en paille, un petit lavabo, un lit de camp, et au-dessus de la table, un rayonnage en bois blanc avec quelques livres reliés. Elsie disait que c’était une vraie cellule de moine, mais elle me plaisait ainsi.

Je m’assis, je tâtai machinalement le côté gauche de ma vareuse pour m’assurer que le rapport était toujours là, j’enlevai mes bottes, et je me mis à marcher sans bruit dans la pièce sur mes chaussettes. J’étais très fatigué, mais je n’avais plus sommeil.

On frappa deux petits coups à la porte, je dis « Entrez », et Elsie apparut. Elle portait la plus jolie de ses deux robes de chambre, et je m’aperçus avec étonnement qu’elle s’était même parfumée.

— Je ne te dérange pas ?

— Mais non, entre donc.

Elle referma la porte derrière elle, et je l’embrassai sur la joue. Je me sentis gêné parce que je n’avais pas mes bottes, et qu’ainsi, j’étais plus petit qu’elle.

Je dis sèchement :

— Assieds-toi donc, Elsie.

Elle prit place sur le lit de camp et dit avec embarras :

— Je t’ai entendu entrer.

— J’ai fait doucement.

— Oui, oui, dit-elle, tu fais toujours très doucement.

Il y eut un silence et elle reprit :

— Je voudrais te parler.

— Maintenant ?

Elle dit d’une voix hésitante :

— Si tu veux bien.

Elle ajouta :

— Tu comprends, je ne te vois plus beaucoup en ce moment.

— Je ne fais pas ce que je veux.

Elle leva les yeux sur moi et reprit :

— Tu as l’air très fatigué, Rudolf. Tu travailles trop.

— Ja, ja.

Je repris :

— Tu avais à me parler, Elsie ?

Elle rougit légèrement et dit d’une voix pressée :

— Il s’agit des enfants.

— Ja ?

— C’est au sujet de leurs études. Quand on retournera en Allemagne, ils seront très en retard.

Je fis « oui » de la tête et elle reprit :

— J’en ai parlé à Frau Bethmann et à Frau Pick. Leurs enfants sont dans le même cas, et elles se font aussi du souci…

— Ja ?…

— Alors, j’ai pensé…

— Ja ?

— … que peut-être nous pourrions faire venir une institutrice allemande pour les enfants des officiers.

Je la regardai.

— Mais c’est une très bonne idée, Elsie. Fais-la venir immédiatement. J’aurais dû y penser plus tôt.

— Il y a aussi, dit Elsie en hésitant, que je ne sais pas où la loger…

— Mais chez nous, naturellement.

Je tâtai machinalement le côté gauche de ma vareuse, et je dis :

— Eh bien, voilà une affaire réglée.

Elsie resta assise. Elle avait les yeux baissés et les deux mains ouvertes sur ses genoux. Il y eut un silence, elle leva la tête et dit avec effort :

— Ne veux-tu pas t’asseoir à côté de moi, Rudolf ?

Je la regardai.

— Mais certainement.

Je m’assis à ses côtés, et je sentis de nouveau son parfum. Cela ressemblait si peu à Elsie de se parfumer.

— Tu as encore quelque chose à me dire, Elsie ?

— Non, dit-elle d’un ton hésitant. Je voudrais seulement bavarder.

Elle me prit la main, je détournai la tête légèrement.

— Je ne te vois plus beaucoup en ce moment, Rudolf.

— J’ai beaucoup de travail.

— Oui, dit-elle d’une voix triste, mais au Marais aussi, tu travaillais beaucoup, et moi aussi, je travaillais beaucoup, et ce n’était pas la même chose.

Il y eut un silence et elle reprit :

— Au Marais, on n’avait pas d’argent, pas de confort, pas de bonne, pas d’auto, et malgré cela…

— Ne reviens donc pas là-dessus, Elsie !

Je me levai brusquement et je dis avec violence :

— Si tu ne crois pas que moi aussi…

Je m’interrompis, je fis quelques pas dans la pièce, et je repris d’une voix plus calme :

— Je suis ici, parce que c’est ici que je suis le plus utile.

Au bout d’un moment, Elsie reprit :

— Ne veux-tu pas te rasseoir, Rudolf ?

Je m’assis sur le lit de camp, elle se rapprocha légèrement de moi, et me prit de nouveau la main.

— Rudolf, dit-elle sans me regarder, est-ce que c’est vraiment nécessaire que tu couches ici tous les soirs ?

Je détournai les yeux.

— Mais tu sais bien, je rentre à des heures impossibles. Je ne veux pas réveiller les enfants.

Elle dit doucement :

— Tu fais si peu de bruit. Et je pourrai mettre tes chaussons dans le vestibule.

Je dis sans la regarder :

— Mais ce n’est pas seulement cela. Je dors très mal en ce moment. Je me tourne et me retourne dans mon lit. Et quelquefois, je me relève pour fumer une cigarette, ou pour boire un verre d’eau. Je ne veux pas te déranger.

Je sentis davantage son parfum, et je compris qu’elle se penchait vers moi.

— Tu ne me dérangerais pas.

Elle mit la main sur mon épaule.

— Rudolf, dit-elle à voix basse, tu n’es jamais resté si longtemps…

Je dis vivement :

— Ne parle donc pas de ces choses, Elsie. Tu sais bien que ça me gêne…

Il y eut un long silence, je regardai dans le vide, et je dis :

— Tu sais bien que je ne suis pas sensuel.

Sa main se serra sur la mienne.

— Ce n’est pas cela : Je trouve seulement que tu es changé. Depuis ton voyage à Berlin, tu es changé.

Je dis vivement :

— Tu es folle, Elsie !

Je me levai, je me dirigeai vers ma table et j’allumai une cigarette.

J’entendis sa voix anxieuse derrière moi :

— Tu fumes beaucoup trop.

— Ja, ja…

Je portai la cigarette à mes lèvres, et je passai la main sur mes reliures.

— Qu’est-ce que tu as donc, Rudolf ?

— Mais rien ! Rien !

Je me tournai vers elle :

— Faut-il aussi que tu me tourmentes, Elsie ?

Elle se leva, les yeux pleins de larmes, et se jeta dans mes bras.

— Mais je ne veux pas te tourmenter, Rudolf. C’est seulement que je pense que tu ne m’aimes plus.

Je lui caressai les cheveux et je dis avec effort :

— Naturellement, je t’aime.

Elle dit au bout d’un moment :

— Au Marais, à la fin, on était vraiment heureux. Tu te rappelles, on mettait de l’argent de côté pour la ferme, c’était le bon temps…

Elle se serra plus fort contre moi, je m’écartai et l’embrassai sur la joue.

— Va te coucher maintenant, Elsie.

Elle dit au bout d’un moment :

— Est-ce que tu ne veux pas dormir en haut cette nuit ?

Je dis avec impatience :

— Pas ce soir, Elsie. Pas en ce moment.

Elle me regarda une pleine seconde, rougit, ses lèvres bougèrent, mais elle ne prononça pas une parole. Elle m’embrassa sur la joue et sortit.

Je refermai la porte, puis j’écoutai les marches de l’escalier craquer sous son pas. Quand je n’entendis plus rien, je poussai doucement le verrou.

J’ôtai ma vareuse, je la posai sur le dossier de la chaise, et je passai la main dans la poche intérieure pour vérifier si l’enveloppe était toujours là. Puis je pris mes bottes, je les examinai soigneusement, et constatai que le fer du talon droit était usé. Je pris note de le faire remplacer dès le lendemain. Je passai ma main sur la tige. Le cuir était fin et souple. Je n’avais jamais laissé à personne d’autre le le[L4]  soin de le cirer.

J’allai prendre mon nécessaire dans le tiroir de la table, je passai un peu de pâte, je l’étendis avec soin, puis je me mis à frotter. Je frottai longtemps et légèrement, les bottes se mirent à briller, ma main allait et venait d’un geste lent et machinal, quelques minutes s’écoulèrent. Une onde chaude de contentement m’envahit.

Le surlendemain – un jeudi – l’Obersturmbannführer[115] Wulfslang arriva en auto, je lui remis mon rapport, il refusa assez brusquement mon invitation à déjeuner et repartit aussitôt.

Au début de l’après-midi, Setzler demanda à me voir. Je donnai l’ordre au planton de l’introduire. Il entra, claqua les talons et salua. Je lui rendis impeccablement son salut, et le priai de s’asseoir. Il ôta sa casquette, la posa sur une chaise à côté de lui, et passa sa longue main maigre sur son crâne chauve. Il avait l’air soucieux et fatigué.

— Herr Sturmbannführer, c’est au sujet de la Station expérimentale. Il y a quelques points qui me tracassent… Un surtout.

— Ja ?

— Est-ce que je peux vous présenter un rapport d’ensemble sur son fonctionnement ?

— Certainement.

Il passa de nouveau sa longue main sur son crâne :

— En ce qui concerne la préparation psychologique, il n’y a que peu de choses à dire. Cependant comme on leur promet du café chaud après la « douché », j’ai pris sur moi de faire amener une vieille roulante sur les lieux…

Il eut un demi-sourire :

— … pour compléter le décor, pour ainsi dire.

J’inclinai la tête et il reprit :

— Pour le gazage, je me permets de vous signaler qu’il prend quelquefois plus de dix minutes. Pour deux raisons : l’humidité de l’atmosphère, et l’humidité de la salle.

— L’humidité de la salle ?

— J’ai donné l’ordre au Sonderkommando d’arroser les corps après gazage. Ils sont couverts d’excréments. Bien entendu, l’eau est ensuite rejetée à l’extérieur, mais il en reste toujours un peu.

Je pris une feuille de papier, décapuchonnai mon stylo, et je repris :

— Que proposez-vous ?

— Donner une pente au ciment et pratiquer des rigoles d’écoulement.

Je réfléchis un instant et je dis :

— Ja, mais ce n’est pas suffisant. Il faut prévoir un chauffage, et en plus, un ventilateur puissant. Le ventilateur servira également à chasser les gaz. Combien de temps aérez-vous la salle après gazage ?

— Précisément, Herr Sturmbannführer, je voulais vous en parler : Vous aviez prévu dix minutes d’aération. Mais c’est un peu juste. Les hommes du Sonderkommando qui pénètrent dans la salle pour dégager les corps, se plaignent de maux de tête et de malaises, et le rendement s’en trouve ralenti.

— Pour l’instant, donnez tout le temps nécessaire. Les ventilateurs vous permettront d’abréger.

Setzler toussa :

— Autre point, Herr Sturmbannführer. Les cristaux sont jetés à même le sol de la salle et, bien entendu, quand les patients s’écroulent, ils s’empilent dessus, et comme ils sont très nombreux, ils empêchent une partie du gaz de se dégager.

Je me levai, fis tomber la cendre de ma cigarette dans mon cendrier, et regardai par la fenêtre :

— Que proposez-vous ?

— Rien pour l’instant, Herr Sturmbannführer.

Je pris note sans me rasseoir puis je fis signe à Setzler de continuer.

— Les hommes du Sonderkommando éprouvent aussi beaucoup de mal à dégager les corps. Ceux-ci sont humides par suite de l’arrosage, et les hommes n’ont pas de prise.

Je pris note et je regardai Setzler. J’avais l’impression qu’il avait quelque chose de plus important à m’apprendre, et qu’il retardait le moment de m’en faire part. Je dis avec impatience :

— Continuez.

Setzler toussa, et ses yeux se détournèrent :

— Encore… un petit détail… Herr Sturmbannführer. Sur la dénonciation d’un camarade, j’ai fait fouiller un homme du Sonderkommando. On a trouvé sur lui une vingtaine d’alliances dérobées aux cadavres.

— Qu’est-ce qu’il voulait en faire ?

— Il a dit qu’il ne pouvait pas faire ce genre de travail sans alcool. Il voulait troquer ces bagues contre du Schnaps.

— Avec qui ?

— Avec les SS. J’ai fait fouiller les SS, je n’ai rien trouvé. Quant au juif, bien entendu, il a été fusillé.

Je réfléchis là-dessus et je dis :

— Dorénavant, vous ferez collecter toutes les alliances après gazage. Il va de soi que les biens des patients sont la propriété du Reich.

Il y eut un silence et je regardai Setzler. Son crâne chauve rougit lentement et il détourna les yeux. Je me mis à marcher de long en large et je dis :

— Est-ce tout ?

— Nein, Herr Sturmbannführer, dit Setzler.

Il toussa. Je continuai ma promenade sans le regarder. Quelques secondes s’écoulèrent, sa chaise craqua, il toussa de nouveau, et je dis :

— Eh bien ?

Et une inquiétude subite m’étreignit. Je n’avais jamais brusqué Setzler : Ce n’était donc pas de moi qu’il avait peur.

Je le regardai du coin de l’œil. Il tendit le cou en avant et dit tout d’une traite :

— Quant au rendement global, Herr Sturmbannführer, je regrette de dire qu’il n’est pas supérieur à celui de Treblinka.

Je m’arrêtai net et le fixai. Il passa sa longue main maigre sur son crâne et reprit :

— Bien entendu, nous avons fait de gros progrès sur Treblinka. Nous avons pratiquement éliminé les révoltes, le gazage est sûr et rapide, et avec nos deux petites salles, nous pouvons, dès maintenant, gazer 5.000 unités par 24 heures.

Je dis sèchement :

— Eh bien ?

— Mais nous ne pouvons pas en enterrer plus de 500.

— En fait, reprit-il, tuer n’est rien. C’est enterrer qui prend du temps.

Je m’aperçus que mes mains tremblaient. Je les cachai derrière mon dos et je dis :

— Doublez le Sonderkommando.

— Excusez-moi, Herr Sturmbannführer. Cela ne servirait à rien. On ne peut pas faire sortir plus de deux ou trois cadavres en même temps par les portes. Et quant aux hommes qui sont dans les fosses pour recevoir les corps, il y a aussi un chiffre qu’on ne peut pas dépasser. Sans cela, ils se gênent entre eux.

— Pourquoi avez-vous des hommes dans les fosses ?

— Il faut arranger les corps très soigneusement pour gagner de la place. Comme dit l’Untersturmführer Pick, il faut qu’ils soient « comme des sardines à l’huile dans une boîte ».

— Creusez des fosses plus profondes.

— J’ai essayé, Herr Sturmbannführer, mais les fouilles prennent alors beaucoup plus de temps, et le gain de place n’est pas en rapport avec le temps dépensé. À mon avis, la profondeur optima est de trois mètres.

Setzler détourna légèrement la tête et reprit :

— Autre point : Les fosses prennent énormément de terrain.

Je dis sèchement :

— Nous ne sommes pas à Treblinka, le terrain ne manque pas ici.

— Nein. Herr Sturmbannführer, mais je vois surtout autre chose : Au fur et à mesure que nous creusons de nouvelles fosses, nous nous éloignons nécessairement des chambres à gaz, et le transport des corps depuis les chambres jusqu’aux fosses finira par poser un problème, et ralentira encore le rendement.

Il y eut un long silence. Je me raidis et je dis en articulant avec soin :

— Avez-vous des suggestions à faire ?

— Aucune, malheureusement, Herr Sturmbannführer.

Je dis vite et sans le regarder :

— C’est bien, Setzler, vous pouvez disposer.

Ma voix avait tremblé, malgré tout. Il prit sa casquette, se leva, et dit d’un ton hésitant :

— Naturellement, Herr Sturmbannführer, je vais encore réfléchir. En fait, depuis trois jours, je me tracasse beaucoup pour ces satanées fosses. Si je vous en ai parlé, c’est parce que je ne vois pas de solution.

— Nous la trouverons, Setzler. Ce n’est pas votre faute.

Je fis un violent effort sur moi-même et j’ajoutai :

— Je suis heureux de vous dire que, dans l’ensemble, j’apprécie beaucoup votre zèle.

Il salua, je lui rendis son salut, et il sortit. Je m’assis, je regardai la feuille sur laquelle j’avais pris des notes, je me pris la tête à deux mains, et j’essayai de les relire. Au bout d’un instant, ma gorge se noua, je me levai, et j’allai me planter devant la fenêtre : Le plan grandiose que j’avais envoyé au Reichsführer était nul. Le problème restait entier. Je n’avais rien résolu. J’avais totalement échoué dans ma tâche.

Les deux journées qui suivirent furent atroces. Le dimanche arriva, le Hauptsturmführer Hageman m’invita chez lui à un « musikalischer Tee[116] », je dus m’y rendre par courtoisie, la moitié des officiers du camp étaient là avec leurs femmes, mais heureusement, je n’eus pas beaucoup à parler. Frau Hageman se mit aussitôt au piano, et à part un court entracte pendant lequel on servit des rafraîchissements, les musiciens jouèrent morceau sur morceau. Du temps passa, je m’aperçus que je prêtais vraiment attention à la musique, et même que j’y prenais du plaisir. Setzler jouait un solo de violon. Son grand corps voûté se recourbait sur l’archet, sa couronne de cheveux gris luisait sous la lampe, et je savais d’avance les passages qui l’émouvaient, parce que son crâne chauve, quelques secondes avant, se mettait à rougir.

Après le solo, Hageman apporta une grande carte du front russe et la posa sur la table, on se rassembla autour d’elle, et on ouvrit la radio. Les nouvelles étaient magnifiques, les Panzer avançaient partout, Hageman déplaçait sans arrêt sur sa carte ses petits drapeaux à croix gammée, et quand le communiqué fut fini, il y eut un silence plein de recueillement et de joie.

Je renvoyai ma voiture et je fis le chemin à pied avec Elsie. Il n’y avait pas une lumière dans le bourg, les deux flèches de l’église d’Auschwitz se détachaient en noir sur un coin de ciel, et je retrouvai avec accablement le sentiment de ma défaite.

Le lendemain, Berlin téléphona pour m’annoncer la visite de l’Obersturmbannfiïhrer Wulfslang. Il arriva vers midi, refusa de nouveau mon invitation à déjeuner, et ne resta que quelques minutes. Il était évident qu’il entendait se cantonner strictement dans son rôle de courrier.

Wulfslang parti, je fermai à double tour la porte de mon bureau, je m’assis et j’ouvris d’une main tremblante la lettre du Reichsführer.

Elle était rédigée en termes si prudents que nul autre que moi, ou Setzler, aurait pu comprendre de quoi il s’agissait. Le Reichsführer approuvait chaleureusement mon idée d’un vaste édifice où « tous les services nécessaires à l’opération spéciale seraient rassemblés », et me félicitait de l’ingéniosité que j’avais déployée dans la mise au point de « certains détails pratiques ». Cependant, il me signalait que je n’avais pas vu assez grand encore, et qu’il fallait prévoir au moins quatre édifices de ce genre, « le rendement de pointe devant atteindre, en 1942, 10.000 unités par jour ». « Quand à la section V de mon rapport », il rejetait totalement la solution proposée, et m’ordonnait de me rendre sans retard au Centre expérimental de Culmhof, où le Stendartenführer[117] Kellner me donnerait les directives nécessaires.

Je lus cette dernière phrase avec un tressaillement de joie : « La section V de mon rapport » avait trait à l’enfouissement des corps. Il était clair que le Reichsführer, avec sa géniale intelligence, avait d’emblée aperçu la difficulté majeure où je me débattais, et qu’il me dirigeait sur Culmhof pour me faire bénéficier d’une solution qu’un autre de ses chercheurs avait trouvée.

Conformément aux ordres, je brûlai la lettre du Reichsführer, puis je téléphonai à Culmhof, et pris rendez-vous pour le lendemain.

Je m’y rendis en auto avec Setzler. Je n’avais pas voulu prendre de chauffeur, et Setzler conduisit lui-même la voiture. La matinée était très belle, et au bout de quelques minutes, on décida de s’arrêter pour décapoter. C’était un plaisir de sentir le vent de la vitesse vous fouetter le visage sous le beau soleil de juillet. Après toutes ces semaines de tourment et de surmenage, j’étais heureux de m’échapper un peu du camp et de respirer l’air pur du dehors, tout en ayant la quasi-certitude que je touchais enfin au bout de mes peines. Je mis Setzler au courant de la communication du Reichsführer SS, je lui exposai le but de notre voyage, son visage s’éclaira, et il se mit à conduire si vite que je dus le modérer dans la traversée des villes.

On s’arrêta pour déjeuner dans un bourg assez important, et là, il y eut un accident assez comique : Dès qu’on sortit de l’auto, et que les paysans polonais virent notre uniforme, ils se mirent à fuir devant nous et à fermer précipitamment leurs volets. Nous n’étions pourtant que deux, mais apparemment, ces villageois avaient déjà eu maille à partir avec les SS.

En arrivant au Centre expérimental, je fus désagréablement surpris par l’odeur écœurante qui y régnait : Elle nous saisit avant même d’être arrivés à la tour de garde, elle ne fit qu’empirer, au fur et à mesure que nous avancions dans le camp, et ne nous quitta même pas, quand la porte de la Kommandantur se fut refermée sur nous. On aurait dit qu’elle imprégnait les murs, les meubles, nos vêtements. C’était une odeur graisseuse et âcre que je n’avais jamais respirée nulle part, et qui n’avait rien de commun avec la puanteur fade d’un cheval mort, ou d’un charnier humain.

Au bout de quelques minutes, un Hauptscharführer nous introduisit dans le bureau du Kommandant. La fenêtre était grande ouverte, et en entrant, une bouffée de cette même odeur graisseuse me souleva le cœur. Je me mis au garde à vous et saluai.

Le Standartenführer était assis derrière son bureau. Il me rendit nonchalamment mon salut et me désigna un fauteuil. Je me présentai, je présentai Setzler, et je m’assis. Setzler s’assit à ma droite, et légèrement en retrait, sur une chaise.

— Sturmbannführer, dit Kellner d’une voix courtoise, je suis heureux de vous recevoir ici.

Il tourna la tête vers la fenêtre et resta un moment immobile. Il était blond, avec un profil de médaille et un monocle. Pour un Standartenführer, il paraissait extrêmement jeune.

— Je dois vous dire, reprit-il, le visage toujours tourné vers la fenêtre, quelques mots sur ma propre mission.

Il me regarda, prit un étui en or sur son bureau, l’ouvrit, et me le tendit. Je pris une cigarette, il alluma son briquet et m’en présenta la flamme. Je me penchai en avant. Ses mains étaient blanches et soignées.

— Le Reichsführer, reprit Kellner de sa voix courtoise, m’a donné l’ordre de retrouver tous les charniers dans l’ensemble de l’Ostraum[118]. Il s’agit des charniers civils, bien entendu…

Il s’interrompit :

— Je vous demande pardon, dit-il en s’adressant à Setzler, je ne vous ai pas offert de cigarette.

Il ouvrit de nouveau son étui, se pencha par-dessus son bureau, et tendit l’étui à Setzler. Setzler remercia, et Kellner lui alluma sa cigarette.

— Je dois donc, reprit Kellner en regardant de nouveau la fenêtre, rechercher tous les charniers de l’Ostraum, c’est-à-dire non seulement ceux de la campagne de Pologne…

Il fit un petit geste de la main.

— … et les suites… mais aussi ceux laissés par l’avance de nos troupes en Russie… Vous me comprenez : Juifs, civils, partisans, actions spéciales.

Il eut de nouveau un petit geste négligent de la main.

— … et toutes ces choses.

Il fit une pause, le visage toujours tourné vers la fenêtre.

— Je dois donc découvrir ces charniers, les ouvrir… et faire disparaître les corps.

Il me regarda et leva légèrement la main droite.

— … et les faire disparaître – selon l’expression du Reichsführer – de façon si totale que personne, plus tard, ne puisse savoir le nombre de gens que nous avons liquidés…

Il sourit d’un air courtois.

— C’était un ordre… comment dire ?… un peu difficile. Heureusement, j’obtins du Reichsführer un sursis… pour étudier la question. D’où…

Petit geste de la main :

— … le Centre expérimental.

Il regarda la fenêtre et, de nouveau, son profil parfait apparut.

— Vous comprenez, rien de commun avec Treblinka… ou ces affreux petits camps du même genre… Bien entendu, je gaze aussi les gens, mais c’est uniquement pour avoir les corps.

Il fit une pause.

— J’ai procédé à diverses expériences. Par exemple, j’ai essayé les explosifs.

Il regarda par la fenêtre et fronça légèrement les sourcils :

— Du lieber Himmel[119] ! dit-il à mi-voix, quelle odeur !

Il se leva, fit quelques pas rapides, et ferma la fenêtre.

— Vous m’excusez, dit-il d’un ton courtois.

Il se rassit. L’odeur était toujours là, âcre, graisseuse, écœurante. Il reprit :

— Les explosifs, Sturmbannführer, furent une déception. Les corps étaient déchiquetés, et c’était tout. Et comment faire disparaître les débris ? Ce n’était pas là, la disparition totale que le Reichsführer exigeait.

Il leva légèrement la main droite :

— Bref, une seule solution : Brûler les corps…

Les fours. Comment n’avais-je pas pensé aux fours ? Je dis tout haut :

— Les fours, Herr Standartenführer ?

— Bien entendu. Mais remarquez bien, Sturmbannführer, cette méthode ne convient pas toujours. Si je découvre un charnier à cinquante kilomètres d’ici dans un bois, il va sans dire que je ne peux pas y transporter mes fours. Il fallait donc trouver autre chose…

Il se leva et me sourit d’un air courtois :

— J’ai trouvé.

Il mit son étui en or dans sa poche, prit sa casquette et dit :

— Bitte.

Je me levai et Setzler m’imita. Kellner ouvrit la porte, nous fit passer devant lui et la ferma. Puis il dit de nouveau « Bitte », nous précéda et fit signe à un Haupscharführer de nous suivre.

Une fois dehors, Kellner plissa le nez, renifla légèrement, et me jeta un coup d’œil :

— Évidemment, dit-il avec un demi-sourire, ce n’est pas une cure d’air ici.